PAYSAGE MACHINE
On ne rencontre pas Bertrand Rigaux.
On le croise dans un pli de l’espace-temps – ou pas.
Mais il y a fort à parier que ceux qui liront ces lignes auront probablement vu quelques-unes de ses œuvres. La sphère percée, matrice à l’éternité suspendue, à la complétude imparfaite – puisque ce cône tronqué, étrangement étiré, qui est placé à côté d’elle, en est directement issu ; il s’agit d’une carotte, c’est-à-dire d’une extraction purement mécanique opérée dans le globe de cristal. Il n’empêche que nous voyons deux éléments singulièrement sexués, mère et matrice, pénis-enfant. Comme si la soi-disant côte d’Adam venait d’être remplacée, en une inversion stricte, par cet objet physique, presque scientifique, qu’un démiurge d’emprunt a tiré d’une sphère – pas n’importe laquelle : celle des Voyants.
De cela nous avions dit, je crois, que nous ne parlerions pas. Cependant, on ne choisit pas ce que l’on écrit. On ne choisit pas les premiers mots. L’écriture de Bertrand Rigaux est conforme à ce principe. Elle s’étale, avec ses répétitions, une forme de bégaiement simulé, automatique, une scansion rebelle qui couvre un mur entier. Plus rebelle qu’il n’y paraît. Cette poésie, car il faut la nommer par son nom, est ce qui fait exister temporairement un monde, dans la pliure de cet espace-temps particulier qui est le nôtre, en ce moment même, alors que nous sommes là, dans la galerie, en un lieu qui pourrait être un autre, alors que vous lisez ces lignes et que, déjà, ce qui entoure s’efface, à moins que, par le truchement des mots, cela ne parvienne à réapparaître, autrement, comme une projection mentale sur la rétine virtuelle du cerveau.
Un autre paysage se crée tout autour, dont quelques éléments physiques nous apparaissent, à nous qui avons le privilège aujourd’hui de les voir. Dépêchons-nous. Peut-être que demain il sera trop tard. Peut-être que demain l’espace aura changé, que nous ne retrouverons plus ces traces ténues d’un monde possible, imprécisément perçu. Mais nous sommes là, alors nous profiterons du paysage, d’une nébuleuse soudain aperçue, d’une micro-scène de banquise – vidéo minimaliste. Parcourez ces lieux provisoires ; essayez, tel l’Arpenteur du Château de Kafka, d’en circonscrire le fragile périmètre, quand tout s’évertue à modifier imperceptiblement l’apparence fugace de ces choses. Sans doute vous approcherez-vous à nouveau de l’objet que vous aviez déjà vu, au centre – déjà vu comme le centre, comme un centre possible : cette boule, point-planète, au sens où la physique parle de point matériel. Soleil trompeur peut-être, qui, telle la boule de feu du film de Mikhalkov, s’est soudainement figée, refroidie, posée ici même… avant de repartir, avant de changer de coordonnées.
x = n
y = n’
François Michaux, mars 2014.