De l’arsenal au laboratoire


Extrait du texte écrit par Elora Weill-Engerer pour l’exposition collective De l’arsenal au laboratoire – placée sous son curatoriat au Houloc.


Le travail pictural d’Audrey Matt Aubert prend pour sujet de prédilection des architectures inhabitées et placées dans cet interstice entre figuration et abstraction. Ces constructions issues de l’histoire sont dessinées dans des tons pastels au milieu d’espaces éthérés et métaphysiques leur conférant le statut de formes idéales. À titre d’exemples, la Porte d’Ishtar et l’Autel de Pergame, deux monuments arrachés à leur contexte et réinstallés au Pergamon Museum de Berlin comme des maisons de poupées. Toujours dans une vue en coupe, ces édifices semblent tranchés comme des décors de théâtre. L’étymologie de “temple”, templum qui renvoie à la division et au temps, prend tout son sens ici. Comme des incarnations d’idées dans la matière, les élévations colorées dérogent à la pesanteur et aux âges. Dans des petits dessins à la mine graphite, l’hallucination est poussée plus loin, moyennant des formes anciennes et contemporaines que l’artiste agence dans des jardins lunaires. 


La grande toile présentée, intitulée “Une histoire de perspectives” est inspirée directement d’une Annonciation de Francesco del Cossa dont Audrey Matt-Aubert retient, à la suite de Daniel Arasse, la représentation de l’incarnation à la Renaissance, ici rappelée par la colonne et le vase. L’illusion de la peinture nous fait oublier, dit l’historien de l’art dans On n’y voit rien, l’inconstructibilité de ce lieu mathématiquement faux. Les cieux brossés de touches chatoyantes et les festons soulignant la structure du péristyle donnent une dimension stylisée à une architecture qui nie son statut de ruine. Sorte de “palais de la mémoire” (ce que nous rappelle l’étymologie de “monument”), l’oeuvre évoque la méthode mnémotechnique des loci, pratiquée depuis l’Antiquité. Plus loin, le dessin L’alambic de Vénus, inspiré d’une autre oeuvre de Francesco del Cossa – Allégorie du triomphe de Vénus -, en reprend le socle qui surélève ici une forme étrange et ludique, se tarabiscotant dans l’espace comme un patrimoine organique et aérien. On pense également aux “fantasmagories” dans le sens des projections d’images hypnagogiques que le XVIIIème siècle donnait à ce terme.


Elora Weill-Engerer, Juillet 2020.



 


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Parciels


Texte écrit par Anna Battiston à l’occasion de l’exposition Les Parciels et publié dans le numéro 191 de la revue italienne JULIET Art Magazine et traduit de l’italien par Isabella Santangelo


En ce début d’année, la Galerie Isabelle Gounod à Paris inaugure une exposition entièrement dédiée aux nouvelles créations d’Audrey Matt-Aubert. Du dessin à la peinture, le travail d’Audrey Matt-Aubert reflète une recherche formelle et philosophique autour de l’architecture en tant que produit de l’être humain et expression de son existence dans le monde, en la plaçant dans les limbes, entre réalité et imagination. Après ses bâtiments post-modernes suspendus et ses architectures organiques perdues dans le désert, l’artiste propose à l’occasion de son exposition personnelle intitulée Les Parciels une relecture d’une sélection de monuments parmi les plus importants du patrimoine de l’humanité. Les images peintes de la porte d’Ishtar, de l’entrée du marché de Milet et de l’Autel de Pergame flottent dans un aere pictural, suspendues, aussi bien que les authentiques ruines, arrêtées dans la simultanéité spatio-temporelle des salles du Musée de Pergame à Berlin. C’est le philosophe allemand Hans Georg Gadamer, specialiste de l’herméneutique, qui a défini, au milieu des années soixante, le musée comme lieu de la simultanéité. Si dans son Origine de l’œuvre d’art, Martin Heidegger rappelle que l’homme grecque ne vit pas le temple en tant qu’œuvre d’art, mais comme objet de son expérience vitale, doté d’une fonction spécifique – qu’elle soit culturelle, rituelle ou sociale – Gadamer définit par abstraction esthétique le processus qui soustrait l’objet de son contexte spatial et historique d’origine pour le transposer dans l’atemporalité du musée. Ce dernier le priverait alors de sa valeur vitale afin de lui en conférer une autre uniquement esthétique et apte à être exposé. En s’inspirant de ces ruines de l’Ancien Orient, Audrey Matt-Aubert s’interroge sur cette deuxième vie, cloitrée dans les murs du musée berlinois, et en les transfigurant dans l’espace de la peinture, elle les utilise comme prétexte pour réfléchir sur la peinture même. Plongées dans une nouvelle existence, elles deviennent de simples images suspendues dans la mémoire. Symboles de l’existence humaine dans un moment historique spécifique, elles portent en elles le signe de la perpétuelle transformation de l’histoire, fusionnent avec le fond dans un va-et-vient fait de tâches et de couleurs qui s’entrecoupent, et deviennent les parties, les Parciels*, d’un tout qu’elles reflètent. “Alors les planches qui portaient sur la rivière basculent” écrit André Breton dans Poisson soluble publié en 1934 “et avec elles les lumières du salon (car le salon central repose tout entier sur une rivière); les meubles sont suspendus au plafond : quand on lève la tête on découvre les grands parterres qui n’en sont plus et les oiseaux tenants comme d’ordinaire leur rôle entre sol et ciel. Les parciels se reflètent légèrement dans la rivière où se désaltèrent les oiseaux.” « Ce qui m’a inspiré dans cette citation de Breton » explique l’artiste « c’est la relation entre la terre, le ciel et l’eau. Les parterres deviennent dans les reflets de l’eau des « parciels », des chemins célestes ». Dans un scénario qui rappelle en même temps l’univers digital, les reflets d’un fleuve ou les nuances du ciel de la peinture classique, l’artiste s’éloigne progressivement de son modèle : il ne s’agit point d’une reconstruction fidèle de ruines anciennes, mais de leur évocation poétique, dans un espace de totale indétermination spatio-temporelle, poétique à son tour. De l’architecture, il ne reste que des images stylisées : surfaces, matières et couleurs, purs motifs autonomes d’une abstraction figurative.   


Anna Battiston, Février 2019


* Néologisme emprunté à André Breton (Manifeste du Surréalisme – Poisson soluble, 1924, éd. Kra). 



 


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Audrey Matt Aubert, repentir – 2019


Extrait ci-dessous – Texte intégral en lien


[…] Le travail de condensation répond à la première question que l’on se pose face aux tableaux d’Audrey : qu’est-ce que c’est ? Une architecture ; un souvenir, un rêve, une sensation d’architecture. Mais très vite, une deuxième question affleure : où se situe cette architecture ? Devant un fond jaune tâché de blanc aux reflets noirs. Devant un fond bleu brossé de blanc aux touches rouges. Bref, dans un espace indistinct, que l’assimilation un peu rapide du bleu avec le ciel et du blanc avec les nuages n’aide pas vraiment à caractériser. Car on ne peut pas dire non plus que le monument lévite ; il semble, malgré tout, fermement posé. Disons alors simplement qu’il est hors contexte (ce qui est plutôt ironique pour un monument qui, s’il avait été représenté dans sa salle du musée de Berlin, l’aurait été tout autant ; le propre du musée étant précisément de priver les œuvres qu’il expose de leur contexte(s) originel(s)). Cette opération de translocation qui vit l’autel de Pergame transporté des sables ottomans au musée de Berlin est donc renouvelée, sur la toile, par un travail de déplacement.
[…]


Hugo Martin


 



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Les ruines fantasmagoriques – Janvier 2019


Entretien avec Camille Bardin publié sur jeunescritiquesdart.org à l’occasion de l’exposition Les Parcielsà la Galerie Isabelle Gounod


Après avoir parcouru la Chine, la Grèce ou encore la Slovénie, c’est au Pergamon Museum que le regard d’Audrey Matt Aubert s’est arrêté. Dans ce musée d’archéologie de Berlin ont été mis sous verre, à échelle 1, l’Autel de Pergame, la Porte d’Ishtar et la Porte du Marché de Milet. Tous ces bâtiments ont fasciné l’artiste, cette dernière leur consacre donc une exposition à la Galerie Isabelle Gounod jusqu’au 23 février prochain.


Camille Bardin : Pourquoi le Pergamon Museum t’a-t-il autant marqué ?


Audrey Matt Aubert : La visite du Pergamon Museum de Berlin m’a bouleversée. Ce musée est comme une maison de poupée avec des architectures dans l’architecture. Le lieu est aussi très émouvant parce qu’il héberge un bâtiment spolié. L’autel de Pergame est effectivement le symbole d’un accord historique, passé en 1879 entre l’Allemagne et l’Empire Ottoman ; la Turquie réclame d’ailleurs depuis des années qu’on lui restitue cette œuvre. Il fait également écho aux ambitions folles de Google et à l’idée du musée imaginaire. C’est le rêve de nombreux architectes et artistes de créer un lieu totalement neutre dans lequel on aurait regroupé toutes les grandes réalisations de ce monde. Enfin de compte, c’est ce que représente la liste des sept merveilles du monde dont les remparts de Babylone faisaient partie, avant d’être remplacés par le port d’Alexandrie.


C. B. : Qu’est ce qui te passionne autant dans l’architecture ?


A. M. A. : C’est une fascination. En peinture, l‘architecture m’a aussi permis de saisir toute une histoire de la perspective sans jamais avoir à trancher. Car quand on lit De Pictura d’Alberti, par exemple, on se rend compte que tout est extrêmement codifié et cela a fait naître en moi l’envie de déjouer tout cela, car on sait pertinemment que la vision ne pourra jamais être retranscrite parfaitement à travers un espace perspectif.


C. B. : Ici, plus que des architectures, ce sont d’anciennes ruines que tu représentes. En tous cas, toutes ont un lien avec des civilisations disparues.


A. M. A. : J’ai voulu comprendre comment on en était arrivé à récupérer ces ruines justement. Je suis impressionnée par le fait que des personnes aient pu, à partir de poussières, reconstituer de tels monuments. En l’occurrence, pour la Porte d’Ishtar c’est l’architecte Robert Koldewey qui a entrepris la reconstitution du bâtiment en fonction des restes qu’il possédait. J’ai trouvé ce procédé intéressant, dans le sens où il devenait un parallèle avec l’acte de création : le peintre, comme le sculpteur, en débutant leur travail, n’ont qu’un peu de couleur, qu’un peu de matière et une idée vague de ce qu’ils pourraient en faire. Puis la question de la ruine est quelque chose d’assez touchant. Michel Makarius en parle d’ailleurs très bien, chaque époque projette sa vision du passé sur les ruines, allégories du temps qui passe.


C. B. : Ces ruines flottent dans des espaces fantastiques, elles semblent exclues de notre réalité. Elles n’ont presque plus rien avoir avec les bâtiments que tu as pu croiser au Pergamon Museum et sans doute rien avoir non plus avec les monuments qu’elles étaient.


A. M. A. : Comme je construis des espaces perspectifs, le format est très serré, je fais mes points de fuite très courts, très proches des bâtiments, si bien qu’on a la sensation d’avoir un objet face à nous. Comme si l’on était dans un rêve et qu’on pouvait placer le bâtiment dans le creux de nos mains. C’est aussi dû au fait que je n’ai pas voulu représenter le sol, j’ai simplement dessiné la forme en négatif, puis j’ai fait le fond en positif. Et pour celui-ci j’ai choisi d’utiliser du jaune parce que c’est une couleur qui tranche avec le réel. Même quand j’utilise le bleu, je le tire un maximum vers le violet pour lui donner une autre dimension et ainsi, créer un espace totalement virtuel, en décalage avec ce qui est représenté. Il y a aussi le fait que dans mon travail il n’y a jamais de présence humaine. Déjà parce que cela me semblerait assez anecdotique et en plus, cela permet de retirer tout référent, d’exclure les architectures de toute temporalité. Notre façon de les vivre est si différente qu’on est forcément dans le fantasme.


C. B. : Puis il y a ces toiles que l’on pourrait croire purement abstraites. Pourtant là encore elles figurent ces Parciels, le reflet des nuages dans les flaques d’eau, un entre-deux décrit par André Breton dans Poisson Soluble…


A. M. A. : Poisson Soluble est depuis longtemps l’un de mes livres de chevet et le passage sur les parciels m’a semblé être le plus juste pour cette exposition parce qu’il décrit un état presque inconscient entre le rêve et le fantasme. C’est très indéfini, comme ces toiles. On peut y voir des nuages, on peut y voir les reflets du ciel dans une flaque d’eau ou encore une simple surface abstraite. Et j’aime bien l’idée qu’il n’y ait pas de référent. Le ciel c’est aussi une respiration. Dans la peinture de paysage, l’enjeu pour l’auteur est d’y donner l’impression du vent qui souffle. C’est un espace de liberté dans lequel tu peux développer ton geste et créer une dynamique quand le reste de la composition est plus figé.


 



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L’abstraction figurale


Texte écrit par Jean-Paul Gavard Perret à l’occasion de l’exposition Les Parciels à la Galerie Isabelle Gounod.


Audrey Matt Aubert poursuit, dans sa nouvelle exposition, ses recherches autour des formes et archétypes de l’architecture à travers la peinture. Elle reprend ici tous ses droits par les déplacements qu’elle impose à la pierre.


Retrouvant son atelier après de nombreux voyages, la jeune créatrice propose de nouveaux points de vue avec comme point de départ sa visite au Pergamon Museum de Berlin et la découverte d’une reproduction grandeur nature de la porte d’Ishtar.


Entre décor et objet d’analyse, ses reconstitutions monumentales tiennent autant du fantasme que du document historique. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui arrive même aux bâtiments eux-mêmes lorsque pour être sauvés de la ruine et des ravages du temps ils sont « déplacés » de diverses manières.


Les conditions de préservation et monstration entraînent forcément la possibilité d’autres déconstruction/reconstruction. Andrey Matt Aubert ne s’en prive pas. Elle saisit divers motifs architecturaux célèbres (la porte d’Ishtar, celle du marché de Milet, l’autel de Pergame) pour les soustraire à leur contextualisation.


Ses figurations se dégagent de l’objet pour en redonner une essentialité là où il s’affiche dans une superbe solitude. Hors références géographiques, loin de toute mimesis, le « modèle historique » se transforme en matière, couleur, motifs autonomes. Ils tiennent d’une « abstraction figurée » au moment où les décors s’effacent autour de monuments qui affichent une parfaite altérité. Manière de tutoyer le ciel pour le parer d’une dimension nouvelle.


Jean-Paul Gavard-Perret, Décembre 2018.


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 


 

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