« Dans cette immensité, je montais et je descendais...*»


Par Makis Malafékas


L'atelier Gauthier portait ses meilleurs reflets, le jour de ce diplôme ; ses éclats, ses ombres et ses mirages les plus captivants. Car les grandes peintures de Lenny Rébéré constituent des ouvertures sur un monde contemporain translucide et volatile, un monde dont on ne peut déchiffrer la totalité des signes et des signifiants que par le biais d'une contemplation à la fois subtile et attentive.


Le jeune plasticien sonde les espaces environnants de son quotidien avec l'instinct du peintre qui sait quel instantané il s'agit de « garder », quel point de vue est le bon, et quel paysage particulier porte suffisamment d’ambiguïté visuelle pour représenter l'ambiguïté globale de l'existence. Les œuvres de l'exposition Infra (titre dont le côté « préfixe ouvert », de l'infra-rouge de la société de surveillance à l'infra-structure marxiste, est revendiqué par l'artiste) se déclinent comme des scènes d'une vie urbaine où la notion du temps est relative, tantôt absente tantôt accélérée, avec des habitants discrets, cachés derrière mille reflets – dont ceux de l'indifférence et du renoncement social. Plusieurs couches s'y superposent, plusieurs techniques aussi.


Rébéré vient initialement de la gravure (d'où il tient son penchant pour le travail de l'image à travers la matière), et pratique désormais le fusain sur toile ainsi que le sablé sur verre, un support dont la fragilité manifeste se marie parfaitement avec les sujets qu'il traite.


*Pasolini, Pétrole


Makis Malafékas, 2019



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« Au delà du visible »


Par Camille Bardin


C’est un rituel auquel Lenny Rébéré s’astreint quotidiennement en rentrant de son atelier : il cherche, sélectionne et archive les images qui lui arrivent au gré de ses requêtes, parmi les quelques deux cent millions de clichés publiés chaque jour sur Internet. Ces images décontextualisées, désirées par l’artiste pour les formes qui les composent, viennent ponctuer ses œuvres, s’emmêlant les unes aux autres pour former des paysages brumeux. Comme lorsqu’on avance au bord d’un chemin sur lequel une lourde fumée s’est s’évanouie, c’est donc en tâtonnant que l’on découvre le travail de Lenny Rébéré. Même son évolution chromatique qui semblerait a priori réchauffer ses peintures (l’artiste passant du noir et blanc, au rouge) les maintient plongées dans une atmosphère toujours plus énigmatique, propre aux déambulations nocturnes. C’est la couleur que les lampadaires de nos villes étalent chaque nuit sur nos chaussées, elle est la chaude lumière qui voile les balades baudelairiennes. Un rouge qui agit aussi en contraste entre une photographie que l’on viendrait révéler, embaumée de l’éclairage sanguin des chambres noires, et une image sans doute jamais couchée sur papier, aujourd’hui égarée dans les abîmes du numérique.


 Puis il y a ce titre, « Infras », que je ne peux omettre et qui vient comme une respiration dans la lecture des récentes pièces de Lenny Rébéré. C’est en effet le préfixe que Marx et Engels sont venus placer à l’initiale de la structure, créant ainsi le concept fédérateur des systèmes de production de nos sociétés, antonyme de la superstructure. Car ces images sont la base d’une collectivité sans territoire, d’une pensée sans corps qui grandit à travers Internet et se fait, selon Lenny Rébéré, le support d’une sociologie de nos rapports.


 Mais surtout, l’infra est le rayonnement qui dépasse le spectre visible de la lumière, le rayonnement qui part se nicher au-delà des limites. Et c’est là-bas que Lenny Rébéré nous emmène. La réflexion du verre a d’ailleurs déjà happé nos traits, désormais engouffrés dans un espace alternatif, à la croisée des mondes : cachés entre le virtuel et le réel, l’intime et le collectif. Ces œuvres cristallisent ainsi les relations que nous entretenons avec les images. Car si l’on n’a de cesse de souligner leur impressionnante quantité, si l’on tente toujours inlassablement d’analyser ce zapping général et permanent, rien n’y fait : les images nous échappent ; elles nous assaillent au quotidien, s’emparent de nos attentions, puis se volatilisent aussi brusquement dans les limbes de nos réseaux.


Plus loin, il y a ces passants égarés sur lesquels notre regard bute. En fait, ils pourraient être vous, ou moi. Car ils sont les promeneurs de Google Street View, aujourd’hui âmes errantes et anonymes cachées dans nos écrans. Lenny Rébéré se saisit de ces inconnus, leur donne, si ce n’est un corps, une consistance picturale. Mais cachée derrière cette taule creusée, leur image se découvre par bribes en fonction des zones recouvertes ou non par les panneaux métalliques. L’artiste y a gravé le visage oublié de figures historiques. Plus qu’une confrontation entre des époques, ces strates temporelles matérialisent la vie fantomatique des images et créent une survivance des formes passées, constructrice de l’ADN de notre culture. Ces anachronismes font de Lenny Rébéré un artiste anthropologue des images animé par l’envie de savoir qui sont les véritables fantômes de notre époque : ces personnages légendaires ou nos corps, brisés par les pixels.


Camille Bardin, janvier 2019.



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« Le devenir des images »


Par Horya Makhlouf, pour Jeunes Critiques d'Art


À 23 ans, Lenny Rébéré achève sa dernière année d’études à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts après être passé par l’école Estienne, où il s’est formé à la gravure. À la manière d’un artisan, il y a appris à manier la technique, à construire des perspectives mathématiques et rigoureuses, à penser l’image dans toutes ses dimensions – aussi bien plastique qu’esthétique – et dans tous ses sens, celui de l’écran à imprimer et celui, inversé, de l’empreinte laissée sur le papier par la plaque qu’il a appris à ciseler. Le sens aigu de la construction qu’il a développé sert désormais un travail de déconstruction et de recomposition permanentes des images. Ses œuvres sont des assemblages mystérieux, saisissants objets bâtis à partir de fragments d’images piochées sur internet. Lenny observe, scalpe, recoud, et redonne vie à ce qui s’est désincarné ou dématérialisé. 


Des images en devenir


Les images qu’il recompose vibrent des histoires dont chacun des fragments qui les constituent sont porteurs. Devenues anonymes, tirées des limbes d’internet dans lesquelles elles se mouvaient au gré des incantations de moteurs de recherches, elles sont ressuscitées par l’artiste qui leur donne de nouveau un corps. Il assemble en moyenne sept à huit images par composition, qu’il choisit d’abord à l’instinct, en fonction des récits que les positions des personnages lui inspirent. Il les lie ensemble à la manière de pièces de puzzle et y ajoute parfois des photographies personnelles, pour compléter l’histoire en train de se faire, et aussi (peut-être) se l’approprier enfin.


Pourtant les silhouettes et les visages qu’il fait apparaître sur ses toiles, ses plaques de verre ou dans ses vidéos restent étranges et étrangères. Touche-à-tout, il travaille tous les médiums, mais partout ses personnages semblent inquiets, leurs expressions mystérieuses, ni tout-à-fait tranquilles ni tout-à-fait impassibles. De dos souvent, ou le visage dans les mains, déformés tantôt par le dessin, tantôt par les transparences ou les reflets venus s’immiscer dans la représentation, ils sont à la fois anonymes et familiers. Les silhouettes sont des fantômes, des apparitions qui refusent de se donner entièrement. Leurs empreintes sur le support choisi par l’artiste semblent fragiles, évanescentes.


Elles sont faites au fusain sur papier ou sur toile, à la peinture à l’huile et en couleur, ou à l’encre de Chine sur verre, mais, sur quelque support qu’elles s’impriment, elles ne font jamais qu’y passer. Sans cesse, elles perturbent et brisent les lignes. D’abord, celles des architectures dans lesquelles elles s’inscrivent, dont elles cassent la solide perspective en venant y introduire le doute : dans quel espace ces ombres se situent-elle réellement ? Puis ce sont les lignes temporelles qu’elles font vaciller. 


Dans l’espace étrange de l’œuvre ci-dessus (Sans-titre, 2017, Huile sur toile, 130×192 cm), les personnages ressemblent aux sujets d’une photographie dont la prise aurait été trop longue, enregistrés par un obturateur ouvert trop longtemps, qui n’aurait pu capturer que leur passage et les traces qu’il aurait laissées sur le papier. Le temps s’arrête et défile dans et sur ces espaces que l’esprit a du mal à recomposer.


Les compositions de Lenny Rébéré sont des constructions minutieuses en perpétuelle évolution. Effacement ou apparition ? L’image n’est pas claire, elle est traversée de reflets et défragmentée par les plans qui s’accumulent. Ces derniers sont ambivalents, ils creusent à la fois la profondeur de l’espace et en soulignent la planéité, ils la désignent comme un entre-deux à la limite de deux mondes : celui des images, virtuel et en deux dimensions, et le nôtre, incarné, réel, et en trois dimensions. Dans Sans-titre (2017, crayon et fusain sur papier, 70x100cm, œuvre ci-dessous), l’immense halle percée de grandes fenêtres à l’italienne sous laquelle semblent avancer des corps aléatoires creuse l’espace par des lignes de fuite savamment disposées, mais en même temps l’aplanit tant le grain du fusain qui l’a dessiné semble volatile, et les effets de transparence ménagés par l’artiste brouillent toute certitude matérielle…


Dans un aller-retour constant entre les deux extrêmes, les œuvres de Lenny Rébéré déploient une réalité autonome et créent un espace autre, étrange et familier, proche et lointain, profond et plat, lesquels semblent revêtir la double fonction que Michel Foucault percevait dans ses hétérotopies : 


"Ou bien elles [les hétérotopies] ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. […] Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon."


Du flux informatique et virtuel dont il les a extirpées, Lenny Rébéré transporte ses images dans un espace alternatif, depuis lequel elles sont autant des reflets réels que des miroirs déformants.


D’une langue des images


Car les éléments, observés séparément, sont reconnaissables. Ensemble pourtant, ils recomposent un tout difficile à matérialiser. L’art de l’assemblage que pratique Lenny Rébéré ressemble au caprice, ce genre très en vogue à la Renaissance dans lequel les artistes s’essayaient à composer des ensembles à partir de motifs architecturaux ou ornementaux préexistants. À partir d’éléments architecturaux familiers – un escalier, une colonne, un palier… –, Piranese, dans sa célèbre série des Prisons, recomposait des architectures fantastiques, physiquement impossibles, purs produits d’une imagination débordante venue alimenter une architecture de papier, jamais destinée à être construite. De même, Lenny Rébéré pioche dans le répertoire d’images que lui offre internet les fragments qui servent ensuite ses propres compositions. Isolant là une silhouette de femme penchée vers l’avant, ici l’encadrement d’une fenêtre ou encore un groupe de personnages en pleine fête, il réorganise enfin ces détails dans un tout au sein duquel ils forment une nouvelle phrase visuelle.


Véritables palimpsestes, ses œuvres forment un langage, faits de mots imagés dont le sens se travestit au fur et à mesure des manipulations. Pour le spectateur cependant, ce langage reste codé. Sauf à convaincre l’artiste d’en confier l’origine, il n’y a aucun moyen de savoir qui était cette femme qui regarde par la fenêtre la fête dont elle est tenue écartée, ni d’ailleurs ce que cette dernière est venue célébrer… Et le spectateur s’arrête, scrute, et tente de deviner ce que Lenny Rébéré s’amuse à tenir secret.


D’ailleurs, ses œuvres n’ont même plus de titre. Il y a quelques années, elles adoptaient l’url de l’image qui les avait inspirées. Depuis, la source s’est effacée, et ne restent plus que les figures et les architectures dans lesquelles elles apparaissent. Ne restent plus que ces images énigmatiques, mystérieuses, ambiguës, qui sont toujours des histoires à trous, de celles dont chacun peut devenir le héros, et choisir l’action à venir, à partir de ce que l’artiste laisse finalement presque à l’état d’esquisse.


Des personnages en quête d’auteur


Les images de Lenny Rébéré sont des scènes de théâtre sur lesquelles le drame semble sur le point d’éclater. Pour l’instant pourtant, le calme est absolu. Dans le décor qu’il a fixé, les personnages qu’il a disposés semblent attendre l’auteur qui écrira leurs répliques. Les apparitions deviennent les acteurs d’un théâtre rêvé dont l’artiste se fait le metteur en scène. Ses tableaux sont à entendre dans le double sens du mot : ils sont ceux de l’artiste en même temps que ceux du théâtre – dans le monde duquel, précisément, le mot désigne la disposition de la scène sur laquelle vont se succéder les actes.


Devant eux le spectateur peut choisir de devenir actif, et endosser lui aussi un rôle : celui du dramaturge qui écrira les dialogues sur le point d’advenir. Nulle part la réception n’est orientée ni le scénario écrit à l’avance. La liberté est totale, offerte dans l’écrin miroitant des mille reflets qui font briller la surface de ses œuvres de verre. Lenny Rébéré se défend de vouloir imposer quoi que ce soit par ses images, préférant, explique-il, « être simple spectateur de la société », et livrer par elles les observations qu’il peut en faire. Par des fragments qu’il recompose et insère dans des compositions fantastiquement familières, Lenny Rébéré espère plutôt amener à se poser des questions qu’à prendre parti. Sur le miroir, le spectateur voit les corps gravés par l’artiste mais aussi son propre reflet, et enfin ceux du monde qui l’entoure. L’association des deux, quoique fortuite et aussi évanescente peut-être que les œuvres, invite à penser un tout dans lequel chaque détail compte. C’est par eux que naissent enfin le sens, que se construisent les histoires, et la beauté.


Les tableaux de Lenny Rébéré happent le regard. Ils sont un puits ambivalent et merveilleux dans le fond duquel se mélangent des images déjà prises et d’autres à venir, des histoires déjà écrites et d’autres à imaginer. À la fois tranquilles et inquiétants, ils sont un entre-deux-mondes, le seuil qui sépare enfin la vie de sa représentation, mais peut-être aussi du rêve.


Les œuvres de Lenny Rébéré offrent une seconde vie aux images. Elles ouvrent pour nous un monde nouveau, et invitent à méditer l’Incipit d’Aurélia de Gérard de Nerval sous un prisme encore revivifié : 


"Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres ; – le monde des Esprits s’ouvre pour nous."


Horya Makhlouf





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« Images stratifiées »


Par Camille Lemay


Chaque seconde, 2263 photographies sont postées sur les réseaux sociaux. Elles y montrent nos amours, nos amis, nos coups de cœur, nos états d’âme et figent sur la toile un instant de notre vie.


Il y a ce que nous sommes et cet avatar qui s’exprime à travers les images que l’on filtre. Le virtuel est superposé sur le réel, comme un calque. D’ailleurs, c’est souvent sur le net, banque infinie de données en libre-service, que l’artiste Lenny Rébéré puise pour créer une ode à l’impalpable.


Les esprits vaporeux de ses œuvres évoluent dans des décors spectraux, en noir et blanc, comme d’anciens clichés abandonnés en cours de développement. Les jeux de transparence et la légèreté qui se dégage de ces scènes nous murmurent que nous traversons la vie sans rien posséder vraiment.


Ses personnages sont rarement seuls mais n’interagissent pas entre eux. Le regard dans le vide, ils nous rappellent que dans un monde qui n’a jamais été aussi « connecté », nous sommes souvent seuls face à nous-mêmes au milieu d’une foule d’inconnus du quotidien.


Nous ne pouvons situer les tableaux qui semblent suspendus dans le temps. Ils nous donnent un sentiment d’inachevé et nous rappellent que tout est éphémère. C’est alors que notre sensibilité et notre imagination doivent prendre le relais.
La poésie absorbe l’œil qui caresse chaque détail pour déceler des indices, interpréter les expressions des visages, inventer une histoire et donner un sens à cette errance. Un besoin d’exister plane au-dessus de ces fantômes de tous les jours et nous renvoie à notre propre sort, fragile et mystérieux.


Noyés dans un océan d’âmes esseulés et étouffés par la consommation de masse, notre propre vie semble parfois nous échapper, N’est-il pas temps de nous la réapproprier ?

Camille Lemay, 2017


 

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