Le Domaine de Kerguéhennec — parc de sculptures, centre d’art contemporain, centre culturel de rencontre, centre Pierre Tal Coat — est un lieu polymorphe. Patrimoine architectural bâti et parc paysager constituent un ensemble rare au sein d’une vaste propriété agricole. Le hameau de Kersuzan y abrite des ateliers logements qui permettent d’accueillir simultanément deux artistes-plasticiens. Ces résidences sont, pour la plupart, étroitement articulées avec l’activité d’exposition du centre d’art. Ainsi, pour Paysage(s), présentée du 16 octobre au 31 décembre 2011, six artistes — Franck Gérard, Éric La Casa, Grégory Markovic, Vincent Mauger, Pierre-Alexandre Remy et
Michaële-Andréa Schatt — ont été invités à créer, spécifiquement, tout ou partie des œuvres présentées dans l’exposition.
Cette publication inaugure une collection consacrée au travail réalisé dans le cadre de ces résidences. Il s’agit de rendre compte de cette activité si singulière de l’atelier, une pratique qui rassemble et concentre l’expérience du monde. Dans le cas présent, rendre compte de la démarche de l’artiste, de son approche de ces lieux d’exception et des travaux réalisés, quelque soit leur statut — croquis, esquisses ou oeuvres abouties.
Michaële-Andréa Schatt a séjourné au Domaine en février et une grande partie de l’été, pour produire un ensemble d’œuvres – dessins, photographies, peintures – qui constituent le coeur de son exposition. Avec Éric La Casa, artiste sonore, elle a poursuivi à Kerguéhennec une réflexion sur le paysage commencée il y a plusieurs années. La création sonore d’Éric La Casa — en résidence en février — est présentée dans l’ancienne bibliothèque du château, où l’on retrouve les listes de mots élaborées par les deux artistes.
Car s’il est un point commun à ces deux approches du paysage, c’est bien celui, non pas de nommer le lieu mais d’en accompagner l’expérience par la présence des mots, chacun pris dans une suite, ou liste, dont l’énoncé produit immédiatement sa cohorte d’images. Autrement dit, ce qui est le plus profondément commun à ces deux démarches demeure la question même de l’imaginaire, au sens premier du terme, c’est-à-dire la capacité à produire des images, fussent-elles mentales (le son en est un extraordinaire ferment).
Michaële-Andréa Schatt ne parle-t-elle pas de paysage mental ? Comme la peinture...
Le jardin, le parc, le paysage. Au cœur du Domaine, le potager, clos de ses hauts murs, inaccessible. Le parc et le paysage, étroitement mêlés. Perméabilité au monde alentour, au paysage environnant.
Kerguéhennec brouille les catégories communes, complexifie les rapports.
Ces mots, ces listes, la litanie qui s’y origine (les listes rassurent, la litanie console), renvoient à la question de la perception autant qu’à celle de l’oubli. Ne fait-on pas une liste pour ne pas oublier ? Comment les retenir, au sens propre et figuré ? Se souvient-on des images vues ? Des sensations perçues ?
Cet effort — ou cette tentative — de mémoire a à voir — bien entendu — et cela nous regarde — avec la question du temps. Ce faisant, nommer — la perception ou la sensation de la chose vue — des espaces, des lieux, parle avant tout d’une impossibilité de saisir, de retenir.
“Travailler non pas devant le paysage mais depuis le paysage” (Tal Coat). Le motif est tout à la fois ce qui nourrit le regard au devant de lui et ce qui le meut à l’intérieur du sujet au travail. Dedans/dehors ; dessus/dessous ; le souvenir et l’oubli ; l’un et l’autre ; le reflet ; le trouble (quelque chose se trouble, une surface, une onde à la surface d’un miroir d’eau par exemple) ; nommer – l’impossibilité de dire...
Michaële-Andréa Schatt a peint, dessiné, écrit, pas seulement sur le motif, mais d’après nature. Après nature. Le travail de photographie a enrichi cette expérience : photographies dans le parc, le potager ; photographies des frondaisons, leurs reflets dans les étangs. Le paysage et son double (Michaële-Andréa Schatt utilise un appareil argentique demi-format qui permet de juxtaposer deux vues sur une même pause : champ et contre-champ, de près et de loin, en pleine lumière et en contre-jour, la forme et son ombre...), “le ciel abimé dans une flaque” aurait dit Tal Coat, une forme de fausse symétrie, non pas un flou mais un trouble. Où il est question d’unité, d’identité, mais aussi, probablement, de perte.
Une forme active de mélancolie qui travaille avec la pluie (voir les Dessins de pluie, ou la série Pluie noire), la nuit, l’effacement... La disparition ? Quelque chose se joue entre chien et loup, dans le jardin. Quelque chose de foisonnant, comme les Invasives ou l’imaginaire, se nourrissant l’un l’autre.
Michaële-Andréa Schatt n’est pas venue chercher à Kerguéhennec un atelier. Le sien est plus spacieux, plus clair, plus confortable. Elle est d’ailleurs peut-être venue chercher une forme d’inconfort, un trouble qui, pour reprendre le questionnement de Wittgenstein, la rapprocherait d’une identité véritable qui serait moins subjective que travail d’objectivation dans et par le paysage. Tout le contraire d’un dépaysement. Nul exotisme mais une forme de retour — archaïque — renouant avec les sensations premières chères à Cézanne. Une chose et son contraire. Une tension. Un écart. Et l’ombre, encore et toujours (je pense aux photos de la sculpture de Pierre Tual, table d’acier découpé ouverte sur le ciel, et aux ombres matissiennes qui dessinent sur l’herbe).
Le travail fut, au cœur de l’activité estivale du Domaine, des plus solitaires (peut-être le non-site dont il est question dans le titre du présent carnet) : lectures, notes de lectures, écriture, dessin sur le motif, travail d’atelier (notamment le grand diptyque, exceptionnel portrait de figures d’arbres rouges sur fond bleu et noir). Une condensation très intense et très dense de la vie d’un atelier sans les distractions du quotidien. Cette concentration se lit dans les œuvres qui résultent de cette activité. Ce carnet en donne une idée assez juste, il me semble.
Olivier Delavallade — Octobre 2011