Extrait du texte in catalogue de l?exposition Intérieur vu de dos
Anne Kerner,  Galerie 5, Angers, 2011


« Par le Vide, le c?ur de l?Homme peut devenir la règle où le miroir de soi-même et du monde, car possédant le Vide et d?identifiant au Vide originel, l?Homme se trouve à la source des images et des formes ». François Cheng.

Eloge de la lenteur.

« Je désire que le spectateur me suive là où je l?emmène. Pour aller ailleurs », dit Isabelle Levenez. Passages. Depuis plus de 15 ans, l?artiste désire le corps. Le sien et celui des autres. Et ne sait que cela. Grâce au texte, au dessin, à la peinture, à la photographie et à la vidéo. Elle le morcelle comme Rodin, le caresse comme Delatour, le dépouille comme Michaux. L?artiste qui a grandi avec l?expression familière « être sage comme une image » n?en peut plus de la questionner, de l?interroger. Et elle l?aime et la malmène jusqu?à l?épuisement. Avec une sensualité féminine exacerbée, un trouble extrême, une tension forte. Parfois insoutenable. A partir d?un frôlement du corps, d?un glissement de chair, d?un geste qui ose, d?un frémissement qui se répète, d?un râle qui se prolonge, d?un soupir qui n?arrête pas de soupirer, l?artiste plonge dans l?intime. Dans l?espace incertain où les sens s?affolent et la voix crie. Ses ?uvres, filmées la nuit en infra rouge, apparaissent comme des épreuves de vérité. Nourries d?une si merveilleuse et si douce lenteur, dans des moments de grâce et d?effacement, Isabelle Lévénez exacerbe et brouille les sens. Pour un questionnement implacable.  Innommable. « En crevant la peau des choses » (Henri Michaux), pour montrer comment les choses se font choses et le monde (Maurice Merleau-Ponty).

Eloge de l?effacement

« Pour la première fois, je ne suis plus dans l?image. C?est comme si j?étais présente sans être là », dit Isabelle Lévénez. Peut-être pire encore que les détails du corps qui émaillent son ?uvre depuis ses débuts, dans « Intérieur vu de dos », l?artiste va encore plus loin. Elle pousse et repousse les limites de la sensation et de la connaissance. S?efface la présence. S?efface le corps. S?efface le repère quel qu'il soit et malgré tout ! Arrêt sur image ! « Cristallisation » à la Deleuze. Et voici cette absence qui appelle toutes les présences, tous les vertiges, toutes les pulsions, tous les fantasmes, tous les tabous. Pour encore mieux oser la liberté et l?imaginaire, affronter l?indicible. L?être et son multiple. Avec l?effacement du corps mise cette fois totalement à distance. Le spectateur subit l?épreuve du hors champ, de l?écart. Et la mise en abîme du corps devient appréhension du vide. Restent l?ombre et la lumière si chère à Isabelle Lévénez. Avec un diptyque de vidéos constitué par la seule la présence d?une chaise et de l?autre une série de phrases que lui ont inspirées les peintures d?Hammershoi, des dessins de chaises et ses tableaux d?écriture rouge. Ici, le fil du rasoir se resserre encore. Pour une danse encore plus vacillante et subtile. « IL s?efface dans l?image », « IL traverse l?espace en silence », « IL regarde jusqu?à s?effacer dans l?image », « IL reste à distance de la chaise », « IL est suspendu dans le silence du vide »?. IL pour Isabelle Lévénez brille d?autant plus que le corps est absent. « Il est évoqué mais sans aucune présence physique. La femme des tableaux d?Hammershoi va exister par notre présence à nous en tant que femmes. Mais pas à l?image », explique l?artiste. Isabelle Lévénez ? Proche de cet « insaisissable dans l?immanence » gravé sur la tombe de Paul Klee ?

Eloge du geste

Une fois de plus, dans les dessins réalisés pour l?exposition, l?artiste « apporte son corps » comme disait Valéry. « J?ai récupéré des photos sur internet en tapant « intérieurs vides » et d?autres phrases en rapport avec Hammershoi. Ce sont des dessins coloriés avec de la craie ». Dans l?obscurité, dans l?ombre, apparaît une lumière, et toujours ce vide qui attire le spectateur et l?entraîne, l?enveloppe « au plus profond de l?image ». Isabelle Lévénez « écrit » le dessin. Les traits hâtifs ou l?écriture compulsive se succèdent et alternent comme s?ils ne pouvaient supporter leur accomplissement. Comme dans ses vidéos, elle refuse que l?image s?impose au regard comme définitive. Pétrie de culture picturale, de poésie, de philosophie, le travail de l?artiste apparaît unique parce que « faisant signe » en dépit, ou à cause, de ses moyens dits rudimentaires. Comme Cy Twombly, elle demeure virtuose dans ses apparentes hésitations. Ductus de la main gauche, griffonnage, maladresse, dessins et écriture vaporeuse, coulures rouges sang qui ne parlent que du corps et de son désir. Et toujours ces phrases évocatrices dans un besoin de dire, d?expliquer. Sous ses dessins, répétées en boucle sonore comme des litanies dans ses vidéos, écrites en néon sur le mur. Partout, restent les murmures d?une paresse donc « une élégance extrême, dit Roland Barthes, comme si de l?écriture, acte érotique fort, il restait la fatigue amoureuse ». « J?ai besoin de faire une image et me la réapproprier, dit encore Isabelle Lévénez. C?est pour cela que j?ai du mal à ne pas mettre de texte sous l?image, comme si le spectateur n?allait pas comprendre. Pour moi le mot a toujours un sens. Il faut chercher ce qu?il cache. J?ai toujours besoin de questionner et de tenter de trouver des réponses ». En parcourant l??uvre de la jeune femme des yeux et des lèvres, sous l?apparente simplicité, la profondeur du mystère : l?enfance et l?éternité.


 
Les narrations d?Isabelle Lévénez ou l?éloge du secret
Jean- Paul Gavard-Perret, octobre 2010.


Isabelle Levenez, Poussière dansant dans un rai de lumière verte, Galerie Isabelle Gounod (dans le cadre de Slick 10)  6 novembre ? 23 décembre 2010)

La vérité est apparemment un outil pratique : quoi de mieux afin de et en son nom, surveiller et punir ? Quoi de mieux pour structurer une idéologie ou une esthétique ? "Dieu est vérité" nous enseigna et à son ombre tout semble parfait mais seulement dans l?absolu. A la formule biblique et dans le relatif qui nous échoit, on préfèrera donc la formule de Christian Oster "la vérité dérobe la vie". Se sortant du jeu de la vérité et du mensonge Isabelle Lévénez opte pour une autre solution : à savoir l?éloge du secret. A cela une raison majeure qu?Adorno précise dans "Minima Moralia": "le secret permet l'espoir en luttant contre la réalité  pour la nier, il est en cela la seule manifestation de la lucidité.  Il reste conscient de ses propres faiblesses et de ses propres compromissions »  Il est donc la source de la résistance à la vérité instrumentalisée. Il offre aussi une autre alternative  a la perfection à savoir qu?elle n'est pas de ce monde.

Afin de ne pas éventer  le secret Isabelle Lévénez se contente d?en montré les prémices ou des indices. Elle sait que la volonté de transparence reste toujours le produit d'une culture. Le tu, le caché, le mensonge comme la vérité sont relatifs à un temps et une époque. Plus particulièrement la vérité n?est qu?un  produit de "cour" : la cour abassiale, la cour "franche", etc.. Elle est toujours chargée d'une volonté de puissance politique, religieuse, idéologique "garante" des  sociétés humaines. C?est face à elle que l?art d?Isabelle Lévénez inscrit sa légitimité : elle refuse de à mettre en abîme le secret au profit d'une clarté absolue.

L'articulation en art comme ailleurs de toutes les pseudos lumières de la vérité proclamée recèle en effet bien des mensonges et débouches sur des comportements discutables. Sui bien qu?en art on va désormais à faire d?une bien ? ou d?une volonté de bien ? le beau. Or l?artiste sait que ce n?est pas ainsi que les choses se passent. Contre cette duperie d?une éthico-esthétique  elle préfère une autre stratégie. D?autant que l?on peut affirmer que "toute vérité n'est pas bonne à dire".  A dire et à montrer. Deleuze a bien montré, en particulier dans son essai sur Foucauld et en particulier dans le chapitre "Le visible et l'énonçable" combien la vérité, plus complexe qu'une simple affirmation de principes et d'évidences. Elle se constitue de "couches sédimentaires" pétries de silence, d'imprononçable et donc de secrets. Si bien que pour Isabelle Lévénez  le contenu ne se confond pas avec le signifié. La visibilité n?est pas ce qu?on veut faire croire. L?artiste élaboré des énoncés qui n?ont rien de «  médico-légal » mais exprime un état particulier  de la visibilité.

L?artiste n?exclut pas  le secret. Elle l?entretient afin de ne pas tomber dans un régime concentrationnaire et non permissif ou dans un registre de l?auto satisfaction narcissique. Pour elle ce n'est pas le secret qui crée un mur entre la lumière et l'ombre, entre le visible et l'invisible, l'énonçable et l'innommable. Tout fonctionne dans son ?uvre sur le primat des régimes et des dispositifs d'énoncés et de visibilités sur les façons de voir et de  percevoir. Le secret reste le fond de l?art par sa charge d'émotionnel et d'ineffable qu?il engendre et qui le nourrit.  Surgit dans l?art ce qui le dépasse, qui dépasse le langage en tant qu'outil de communication. Le "quant à soi" de l?activité plastique demeure la nécessité nécessaire venant mettre à mal les vérités et les visions d'usage.

Pour elle le secret est incarcéré dans le corps mais celui-ci est laissé  libre.  Dans sa réserve il reste le ferment réactif contre les images connues et reconnues et les idées reçues. Blanchot a d'ailleurs insisté sur le fait que le "pas au-delà"  qu'il réclamait, ce pas capable de faire ressurgir les images naïves et sourdes cachées au profond de l'humain ne pouvait que passer. Le problème du langage plastique est  de dévoiler tout en en préservant le mystère du secret.  Dans sa réserve le secret donne ainsi de l'existence contre l'essence.  Il révèle le cri muet de vie, d'amour d'une exigence intérieure qui ne veut pas s'imposer au reste de l'humanité sous prétexte de lui faire ou son bien ou son mal. Le secret; lorsqu'il n'est pas instrumentalisé à dessein dans un but de pouvoir et de manipulation, ne recèle ni couleur morale, ni volonté de puissance.

Isabelle Lévénez l?a compris. Et elle revendique cette sorte de satisfaction pulsionnelle qui met en exergue le gain de la "dépense" humaine.  C'est d'ailleurs pour elle ? comme pour avant elle un Bataille, un Bellmer - le moyen de se mettre et de mettre en situation, de livrer ce qu'on peut appeler l'expérience vitale majeure.  Le secret parce qu'il passe entre les mailles sinon de l'invisible du moins de l'interdit n'escamote rien  de ce qui surdétermine l'être.  Mais paradoxalement et contrairement à ce qu'on pense il reste le seul moyen de nous faire glisser de l'ombre à la lumière.  « Des choses qu?on a perdu  en les laissant sur le bas côté seul reste un brin de paille de secret" écrit Christiane Tricoit.  Le secret peut, en son silence, devenir   un partage, un appel. Il actualise un possible. Parce qu'il n'a plus besoin de nier ou d'affirmer il reste la seule réponse que l'on se donne à la mort qui nous est donné.

L?artiste lui accorde une visibilité même lorsque l'horizon  pâlit parmi les ombres appesanties. Au plus profond du soir, à proximité de l'ombre, il y a l?or  que le secret souligne par secousses sombres. C?est pourquoi Isabelle Lévénez aime à manier les contraires et l'ambiguïté. Les images, les titres de ses ?uvres, les phrases qu'elle écrit sont autant de « jeux d?ombres et de lumières qui définissent la posture générale de l?artiste, développé par les multiples pièces de son travail tournant autour du thème du secret ». Elle nous propose sa réalité fragmentée, ses jeux d?échos  entre innocence et culpabilité, rêve et fantasme, douceur et violence. Encres aquarelle,  pastel sur papier, installation vidéos inventent des narrations fragmentées qui laissent surgir par doses homéopathiques un trouble issu des entrailles de l?être.

Celle qui fut influencées par les odalisques et les Vénus déshabillées de l?art classique a trouvé en elle des « images » de ce secret là où pourtant semblait donné à voir. Leurs traces sont présentes dans ses dessins inspirés de tableaux anciens (tel que « Roger délivrant Angélique » d?Ingres. Mais plus généralement les traces de ce mystère demeuré enfoui se retrouvent partout et jusque dans ses ?uvres vidéo dans lesquelles la couleur et les questions de maquillage prennent tout leur sens, à la dissimulation du visage ou au déguisement constituent des motifs récurrents. Une vidéo montre le visage peint de l?artiste dans les couleurs du drapeau français.

La relation à la tradition inspire tout le travail d?Isabelle Lévénez comme l?inspire aussi (cf ci-dessus) le grimage des supporters qui expriment jusque dans leur corps leur rapport à une identité nationale. Mais ce travail rappelle aussi d?autres travaux de l?artiste. Des phrases écrites à l?encre rouge ou bleue sont imprimées à même le corps. Couleurs et mots adhèrent ainsi à la peau sous forme de métaphore qui ouvre sur le secret de l?identité : quel secret se cache en effet derrière ce qui s?affiche ?

Pour autant chez elle ma réalité du masque ne se limite pas à un effet de façade et le jeu entre le montré et le caché demeure plus complexe qu?il n?y paraît.  « La robe blanche » Isabelle Lévénez tourne sur elle-même le visage couvert de peinture blanche n?est pas anodin. Le plus souvent dans ses vidéos l?artiste aime se cacher derrière des masques  moins pour effacer sa présence et biffer le repli sur une individualité que pour laisser place à un creux du réel  et de sa représentation. Le masque de peinture devient le contraire du leurre. Il ouvre  la « persona » par un miroir neutre où paradoxalement chacun peut se découvrir. Le titre d?une de  ses ?uvres « Je, tu, il » est d?ailleurs explicite. Ce qui fit écrire à Charles L Boyer :

« Mais qu?L est-elle ?


Et quel est IL ?


Isabelle L avec deux L et un IL.


L féminin plurielle(s) : +L, plus d?elle-même ; IL masculin unique, masculinique.


L à la recherche de son IL ; IL dans l?attente d?L?


L?IL ! L?IL perdue du continent d?L


Vous y viendrez, vous y venez sur L?IL ».

Dans une autre vidéo célèbre de l?artiste - Désir - le corps tout entier est filmé au moyen de filtres. ils donnent à la peau un lissé évoquant celui du latex et lui donne une texture fantomatique où il sort de la dimension proprement humaine afin d?atteindre une sorte d?abstraction.*Il existe donc dans l??uvre toute une métaphorisation en des pièces qui tournent autour du secret et de l?identité. Dans sa vidéo « Ce que tu as à faire fais-le vite » à l?action nocturne et clandestine comme avec la vidéo « Il recherche elle »  dont la lumière verdâtre enveloppe les corps d?une chape caverneuse ambiguë  se crée un sentiment d?étrangeté. Toute l??uvre d?Isabelle Lévénez répond à cette injonction. Le corps lui-même demeure le mystère le plus immense. Il reste comme elle l?écrit « un espace à découvrir ». Et d?ajouter « Une grande partie de mon travail porte, dit-elle, sur l?individu, sur ce qui le met en question et l?affecte dans sa relation au monde. »  Le corps est donc bien au centre de cette ?uvre où l?intimité est interrogée au plus profond par le biais d?un neutre et de la distanciation.


 
Au-delà du principe de réalité
François Michaux, 2010


Pour ceux dont la fréquentation du travail d?Isabelle Lévénez est ancienne, et pour en informer quelque peu les autres, une idée très simple semble venir tout naturellement à l?esprit : le corps qu?elle met si souvent en scène ? encore que l?expression laisse entendre plus qu?une « façon de parler » ? n?a qu?une présence fugitive, impersonnelle, inadéquate même, car ce que l?artiste semble viser se situe toujours au-delà ou en deçà, ailleurs en tout cas.

Pourtant, ce corps est toujours là et, tout comme le nôtre (celui dont nous éprouvons la fermeté, l?étanchéité, voire la porosité), celui qui apparaît à l?écran a sa pleine consistance. L?incarnation qu?il implique n?est pas amoindrie par la vidéo ou la photographie ; au contraire, ce corps peut sembler très présent, rendu trop humain par le grossissement de l?objectif. Dans le dessin, qui accompagne immanquablement les images obtenues par reproduction mécanique ou électronique, c?est plutôt une allusion de corps, des silhouettes que l?on entrevoit : ce qui reste après certaines opérations aussi essentielles que l?absorption, la mastication, la vue, la pénétration, la parole. La bouche, l??il, la main, les membres, rarement d?autres organes s?y associent de diverses manières, mais d?aucune qui ne soit réelle ? réaliste en quelque sorte. Ainsi, celui qui les observe attentivement peut prendre conscience de ce paradoxe : entre le monde de l?image « réelle » (vidéo ou photo), celui du dessin et cet autre, dont nous n?avons pas encore parlé et qui est pourtant si présent ? celui de l?écriture ?, de nombreux échanges s?opèrent, de l?ordre du signe et de la connotation de l?un par l?autre ; pourtant, ils ne paraissent pas véritablement connectés entre eux. Il demeure une limite, une frontière par où, certainement, quelque chose peut passer mais qui ne se situe jamais complètement dans l?ordre du visible.

Depuis bientôt quatre ans, l?artiste revient sur des images antérieures, mêlées aux nouvelles, chaque étape de ce processus entraînant des écarts ? suppressions, effacements, ou bien assimilation et transformation. La poussière dansant dans un rai de lumière verte provient du souvenir très précis qu?elle garde d?une peinture de Vilhelm Hammershøï (1864-1916) et du sous-titre que ce dernier a donné à l??uvre : Rayon de soleil, Poussière dansant dans un rai de lumière (1900, musée d?Ordrupgaard, Copenhague). L?imprégnation progressive d?éléments perçus, visuels ou non, fait intimement partie du processus de travail. Une fois restituée, la continuité de cet échange disparaît, n?en laissant que les traces ? comme un rayon de lumière matérialise la poussière, alors que celle-ci, pour nous, n?existait pas avant et n?existera plus après. Elle écrit : «  Se situer à la limite de l'image, à l'endroit d'un manque dans lequel chacun peut projeter du réel. » et aussi : « Elle filme pour dire qu'elle est là et ailleurs à la fois. » et, enfin, disant je cette fois : « J'efface un lieu pour en créer un autre pour tout recommencer. Je brouille les pistes ».

Ce texte n?est pas une introduction, il serait plutôt une postface, l?esquisse d?une description de plusieurs années de travail et d?expériences qui menèrent Isabelle Lévénez à prendre de plus en plus en compte l?espace ? l?espace réel, celui dans lequel vous pénétrez. De ces tentatives qui la font marcher souvent dans les pas de Bruce Nauman (Mapping the studio, entre autres), l?exposition du centre d?art de Pontmain, « Visions », en 2008, fut l?une des plus radicales : ceux qui ont eu la chance de l?expérimenter se souviennent d?une quasi-annulation de la pesanteur, d?une pénétration dans le bleu ? d?une compénétration devrait-on dire plutôt, de la lumière avec le corps, au point que les frontières s?estompaient réellement et que l?image vidéo n?était que le vestige sensible du fait qu?il y eut un corps, un instant plus tôt.


 
Eloge du ressenti in catalogue des Beaux Arts
Philippe Piguet, Angers, 2009


Il y a dans l??uvre de Rodin, qu?elle soit sculptée ou dessinée, quelque chose d?une vérité et d?une sensualité qui procède d?une osmose fondamentale. Fasciné par tout ce qui vit, ce qui est flux, ce qui est frémissement, l?artiste n?avait qu?un seul but : exprimer l?idée d?un élan vital. Tout est envisagé chez lui dans cette exclusive intention et tous ses soins visent à rendre l?abandon d?un corps, l?intensité d?un regard, la tension d?une gorge, l?extension d?un membre, la courbe d?une échine, la douleur tue d?un cri, etc. De sorte à suggérer une présence, à la dire dans un rapport vécu à l?espace. De sorte à mettre en exergue la possibilité d?un échange entre deux figures, entre deux êtres, voire leur totale fusion.

Dans cette qualité-là, plus que les pièces monumentales pourtant si puissantes, les dessins et les petites études en terre cuite que Rodin a multipliés tout au cours de sa vie sont exemplaires. Ce qui en fait la singularité, c?est cette vision dionysiaque de la création à laquelle il est parvenu en faisant surgir l?inconscient comme cela n?avait jamais été fait auparavant. Il y a en quelque sorte chez lui une pratique préfreudienne tant il est vrai que son art n?est plus lié à la représentation du corps mais à sa vibration, à sa palpitation. Par là même, Rodin définit que tout art est transgression de l?histoire et que ce n?est que ce mode qui vaille. Que tout art est excès. Que tout art est « une part maudite », comme disait Georges Bataille - et c?est pourquoi, quand il est réussi, il ne peut nous laisser indemne.

Il y a dans l?oeuvre d?Isabelle Lévénez, qu?elle soit dessinée ou vidéographique, quelque chose d?une même vérité, d?une même sensualité et, pour tout dire, d?une même présence. Elle y  interroge le corps « comme un espace à découvrir » - pour reprendre ses propres termes ?, de sorte à réveiller en nous une part secrète et soulever le voile de quelque chose d?un refoulé, d?un tabou ou d?un interdit. « Une grande partie de mon travail porte, dit-elle, sur l?individu, sur ce qui le met en question et l?affecte dans sa relation au monde. » Tout à la fois vecteur, motif et sujet, le corps occupe en effet chez elle une place centrale dans une singulière dialectique de l?intimité, du face à face et de l?échange qui entraîne ses figures à se mêler, à se confondre, soit entre elles, soit avec leur double. Identité et altérité. L?un et l?autre. L?un en l?autre. Question de contour. Où le corps rencontre-t-il le monde extérieur ? A quel moment commence-t-il à surgir et à exister pour lui-même ? Qu?est-ce qui le détermine ? « Je »? l?« Autre »? ou cette relation existentielle qui les lie ?

Empruntées à un manuel de secourisme, les figures stéréotypées qu?Isabelle Lévénez a fait siennes à la fin des années 1990 pour les investir à l?ordre de sa production plastique en disent long de la distanciation avec laquelle elle a abordé la question du corps. Un corps le plus souvent fragmenté, morcelé, qui s?offrait à voir sur le mode épiphanique dans des compositions de petits formats. Au fil du temps, la façon dont elle les a déclinées sur des surfaces de plus en plus importantes en les emplissant d?un souffle vital qu?excèdent le flux, les coulures et les aplats de la couleur employée, les a élevées à la dimension d?icônes. Dès lors, ces figures ont gagné un espace propre, indépendant du support sur lequel elles sont advenues. Un espace mental et sensible qui leur confère une troublante existence. Vues de profil, réduites à leurs seules têtes, isolées ou associées par paire, leurs silhouettes anonymes et asexuées s?imposent au regard comme génériques de la figure humaine. La couleur rouge sang, voire bleu, dont elles sont plus ou moins pleines et qui connaît toutes sortes de coagulations dispersées opère comme la métaphore non d?une mort annoncée mais d?une impatience à la vie.

Tout comme leur allure décapitée n?en fait pas des trophées mais condense leur corps dans l?unicité d?un seul de leurs membres. La partie et le tout. Le fragment et l?ensemble. Question de métamorphose. Comme il en est chez Rodin où la figure entière ne peut pas échapper à sa condition de membre et où un bras devient une figure toute entière - son Balzac n?est rien d?autre qu?un bras transformé en figure. On trouve ainsi dans l??uvre en plâtre du sculpteur toute une foule de figures tronquées, de morceaux de corps et de pièces détachées qui laissent à supposer qu?il a laissé tout voler en tous sens pour que de là naissent les nouvelles possibilités de la statuaire.

Son corps pour partie immergé, elle masque de sa main son visage. Ses doigts dont les extrémités sont peintes en rouge trempent dans l?eau. Ses longs cheveux noirs forment comme une corolle de laquelle se détache l?aspect latex de sa chair. Lentement sa main glisse sur son visage, elle semble vouloir tout à la fois l?effacer et le faire apparaître. Ailleurs, elle abandonne son corps aux ondulations de l?eau et ses pieds tachés pareillement de rouge en affleurent la surface. Puis l?une de ses mains se tend vers l?autre dans une sorte d?envie de s?y lier mais cette dernière n?offre aucune prise. Tous ses mouvements sont d?une lenteur infinie. D?une lenteur insensée. Il n?est plus ni temps, ni espace convenus. Quelque chose d?un suspens est à l??uvre dans cette vidéo d?Isabelle Lévénez qui la charge d?une mesure symbolique. Il fut un temps où l?artiste n?aurait jamais imaginé se mettre elle-même en scène et recourait toujours à des tiers. C?était sa façon de tenter de retrouver chez les autres quelque chose qui lui parlait d?elle, en s?appropriant un moment de leur histoire. Aujourd?hui, Isabelle Lévénez se filme elle-même ; c?est sa manière de parler des autres. Si, au début, elle n?a filmé que des fragments de son corps, des aperçus discrets, rendant impossible toute identification du sujet filmé, elle ne craint pas maintenant de laisser paraître que c?est bel et bien elle qui l?est. De ces infimes changements, son ?uvre n?a pas vraiment gagné une dimension autobiographique mais ils ont fait de sa propre personne un modèle universel.

On ne peut pas dire en effet des figures d?Isabelle Lévénez qu?elles sont des portraits, ce en quoi leur fabrique tient davantage à l?avènement d?une présence qu?à celle de personnages. Quelles qu?elles soient, elles semblent toujours sur le point d?une apparition ou d?une disparition. Eloge de l?épiphanie. C?est qu?il n?y va d?aucune description, ni d?aucune narration. L?artiste ne nous offre à voir que des images d?une intense émotion, à charge pour nous de les situer dans l?espace et le temps. De leur inventer leur espace et leur temps. S?il lui arrive de leur donner la parole, c?est pour les substituer alors à un vrai brouillage de mots dont l?enchevêtrement se perd en écho dans la matière. Comme une voix qui s?abîme dans son propre timbre. Eloge de l?évocation.

Quoiqu?ils soient identifiés, les portraits de Rodin n?en sont pas pour autant fidèles à leurs modèles, ce qui n?a pas manqué de mécontenter le plus souvent ses clients (Clemenceau en son temps, furieux de son apparence de vieux Chinois, avait exigé qu?on accompagne son buste du titre de Portrait d?un inconnu !) C?est que l?auteur du Balzac n?a jamais été intéressé par la mimesis. Il s?en est même toujours méfié. Ce n?est pas la ressemblance qui gouvernait son art mais le ressenti. Tout comme celui il en est chez Isabelle Lévénez. Par delà le temps et les outils auxquels chacun recourt, c?est ce qui les rassemble. C?est ce qu?ils partagent.


 
La part manquante in catalogue Bleu, blanc, rouge
Catherine Francblin, Galerie Duchamp, Yvetot, 2007


Le talent d?Isabelle Lévénez réside dans son habileté à suggérer des fragments de récits qui distillent d?infimes doses d?un trouble dont les racines plongent dans la vie pulsionnelle de chacun. Les personnes prudes pourraient parfois être tentées de se détourner de ses images. Mais elles se détourneraient aussi bien des innombrables odalisques et autres Vénus dénudées accrochées aux cimaises de nos musées. Ces beautés aux charmes d?autant plus mystérieux que rien n?est caché de leurs courbes naturelles ont, de fait, beaucoup parlé à l?imagination d?Isabelle Lévénez. On en retrouve la trace non seulement dans ses dessins inspirés de tableaux particuliers, tel Roger délivrant Angélique d?Ingres, mais également dans l?ensemble de sa production, qu?il s?agisse de ses ?uvres sur papier à l?encre et à l?aquarelle, toutes sillonnées de longues coulures verticales, ou de ses ?uvres vidéo dans lesquelles la couleur et les questions subséquentes relatives au maquillage, à la dissimulation du visage ou au déguisement constituent des motifs récurrents.

C?est sur cette relation à la tradition de la peinture occidentale qu?insiste l?exposition Bleu, blanc, rouge présentée à la galerie Duchamp, exposition dont le titre se révèle également celui d?une vidéo montrant le visage peinturluré de l?artiste dans les couleurs du drapeau français. Rappel de la pratique des joueurs de football et de leurs supporters qui expriment jusque dans leur corps, en se peignant le visage, leur attachement à une identité nationale, ce bariolage rappelle aussi les travaux antérieurs dans lesquels des phrases, écrites à l?encre rouge ou bleue, étaient comme tatouées à même la peau d?un dos ou d?une épaule. Si, dans ces ?uvres, c?étaient les mots qui collaient à la peau, dans les ?uvres plus récentes c?est la couleur qui adhère au corps, et qui y adhère avec une force telle qu?entreprendre de l?enlever c?est risquer de meurtrir la chair ou d?arracher des morceaux entiers de visage, comme on le voit dans la vidéo intitulée Le masque. Mieux vaut, au fond, ne pas ôter le masque ! Mieux vaut la couleur, fut-elle un artifice. Mieux vaut l?art à une hypothétique réalité première, circonscrite et circonstancielle.

Telle est la leçon dispensée par une ?uvre comme La robe blanche dans laquelle Isabelle Lévénez, semblable à une poupée mécanique, tourne sur elle-même le visage couvert de peinture blanche. Il n?est pas anodin que, figurant désormais en personne dans ses vidéos, alors qu?auparavant elle avait recours à des « acteurs », l?artiste éprouve le besoin de se dissimuler derrière un masque, comme pour effacer ce que sa présence pourrait entraîner de repli sur une individualité particulière et pour laisser place, en s?absentant d?une autre manière de l?image, à cette espèce de deuil du réel que l?on nomme représentation. Loin de relever du simple dessein de tromper, ce masque de peinture est l?instrument d?une ouverture sur l?altérité, d?une universalisation. Il participe d?une stratégie qu?a bien analysée Louis Marin dans ses commentaires de La Logique de Port-Royal et des Pensées de Pascal, une stratégie à l?intention de l?homme de cour ou du monarque auquel il est recommandé de s?attacher à gommer de sa face les émotions qui l?animent pour devenir une sorte de visage universel, de « persona », autrement dit de miroir dans lequel chacun peut se reconnaître. Le masque serait en somme, note Louis Marin, comme « le visage de l?autre posé sur le mien ». Il serait l?une des voies d?accès à l?autre, l?une des conditions de ma rencontre avec lui. Dans Je, tu, il, cette qualité d?universalité introduite par le masque transparaît dans le titre même de l??uvre. Dans Désir, c?est le corps tout entier, filmé au moyen de filtres donnant à la peau un lissé évoquant celui du latex, qui semble avoir été plongé dans un bain analgésique et qui, ni mort ni vivant, flotte dans un entre-deux inquiétant. Avec cette vidéo, Isabelle Lévénez atteint un degré d?abstraction qui l?éloigne encore plus du réel. Devant ce corps tantôt gonflé comme une baudruche, tantôt démembré comme un mannequin dans une vitrine en cours d?élaboration, le spectateur est véritablement placé « devant l?image » (pour reprendre le titre de l?essai de Georges Didi-Huberman), à savoir entre quelque chose de l?ordre d?une présence et quelque chose qui tient de l?hallucination. Devant ce corps figé dans le gel de l?impersonnalité, nous sommes véritablement ? selon la formule d?Henri Michaux - « face à ce qui se dérobe ».

Repris eux aussi à la peinture, comme les jeux de couleurs et les jeux de masques, les jeux d?ombres et de lumières définissent la posture générale d?Isabelle Lévénez, - je dirais même sa position théorique informulée. Qu?on songe à la métaphorisation de ce jeu de cache-cache développé par les multiples pièces tournant autour du thème du secret, ces pièces qui font mine de livrer des bribes d?un vécu personnel et où il est question d?enfants ayant rencontré « le grand méchant loup » ou suçant les doigts couverts de confiture du mari de la voisine. Qu?on songe à la vidéo Ce que tu as à faire fais-le vite qui suggère une action nocturne et clandestine (le titre ajoutant d?ailleurs l?idée d?une faute) ou à la vidéo Il recherche elle, également filmée dans le noir et dont l?éclairage verdâtre enveloppe les corps d?un halo caverneux et malsain. Il y a chez Isabelle Lévénez un usage savamment calculé de la lumière. Celle-ci peut être violente, comme dans certaines vidéos où elle semble « brûler » les formes, les disloquer ; jamais cependant elle n?entraîne l??uvre vers le spectaculaire. La lumière et ses diverses manipulations stratégiques entre pour beaucoup dans le sentiment d?inquiétante étrangeté provoqué par l?artiste. On connaît l?expression freudienne et le lien qu?elle entretient avec la figure du manque, la sensation d?inquiétante étrangeté ayant pour origine des souvenirs perturbants, mais impossibles à se remémorer totalement.  Toute l??uvre d?Isabelle Lévénez est un peu la mise en scène, au moyen de subterfuges variés - techniques, iconographiques, narratifs ?, de ce défaut du souvenir qui partage le monde comme un tableau de Georges de La Tour entre l?ombre et la lumière. Le masque qui dissimule mes traits aux regards, le maquillage du clown qui sert d?écran, le bandeau sur les yeux qui aveugle et affole (cf. Marie), le voile de vapeur qui dissout les contours d?un visage à moitié immergé dans l?eau (cf. Arc en ciel), les taches de peinture rouge non identifiées, l?atmosphère de brouillard, le climat de doute généralisé sont les différents moyens d?expression de cette part obscure. La lumière chez Isabelle Lévénez ne sert pas tant à éclairer qu?à mettre en évidence cette part manquante plus ou moins opaque, plus ou moins effrayante. L?art se noue pour elle aux signes de la dépossession. Il prend sa source dans la longue histoire du clair-obscur pour laquelle voir implique naturellement fantasmes et rêveries.


 


array(1) { ["transform"]=> array(2) { ["fit"]=> array(2) { [0]=> int(1920) [1]=> int(1080) } ["compress"]=> int(100) } }