Un acte de résistance
Edouard Valdman, écrivain. Dernier livre paru \"La fin de l\'occident\". 2011


Il ne suffit pas de faire le contraire des autres pour élaborer une oeuvre. Cependant au sein d\'un monde qui a depuis longtemps largué les amarres et rompu toute relation avec le sacré, Michel Alexis trace des signes que l\'on pourrait qualifier d\'originels.


Il tente d\'élaborer un alphabet qui lui soit propre, un langage loin de toute imitation et de toute complaisance. Il semblerait que les temps ayant été épuisés et avec eux tous les moyens et propositions, ce qu\'il nous reste c\'est de tracer en toute modestie notre chemin, et aussi en toute ferveur. Au sein de la grande confusion demeurent nos signes qui vont quérir au sein même de notre mystère, la force qui nous permet de continuer à vivre.
La présence de Michel Alexis aux Etats-Unis depuis de nombreuses années n\'est pas anodine. C\'est sans doute cet excès de séduction extérieure parfois magique, mais la plupart du temps technique, qui le contraint à un retour à soi. Comment survivre dans un monde qui vous arrache à toute réalité et vous projette dans le domaine du pur abstrait? Comment survivre dans un monde fantasmatique? Le problème de l\'homme aujourd\'hui c\'est celui du retour à la réalité. C\'est le problème de l\'art.
Nous ne pourrons le faire par des moyens extérieurs. Seul un ressourcement puissant à nos profondeurs nous le permettra.


C\'est pourquoi la démarche picturale de Michel Alexis est importante. Au milieu de la grande confusion au sein de laquelle nous nous trouvons aujourd\'hui, où l\'art est devenu pure distraction en même temps que pure spéculation, le travail de Michel Alexis est essentiel. Il est un acte de résistance.


 


Michel Alexis: Absence et Eros
Robert C. Morgan, 2011


Cela fait déjà 20 ans que j\'ai l\'occasion de suivre les expositions de Michel Alexis à New York. Ma première réaction fut de placer sa peinture quelque part entre le formalisme et l\'art conceptuel. Dans les années 1990, l\'utilisation du langage dans la peinture abstraite sérieuse supposait, en général, en plus des éléments de surface, une référence aux Suprématistes et aux poètes formalistes russes du Cercle Linguistique de Moscou. Avec Michel Alexis, je me suis intéressé non seulement à la sémiotique du travail, mais aussi à la persistance du mystère de l\'oeuvre après que les signes ont été déconstruits. Ce mystère générique n\'est pas, comme le faisait remarquer le linguiste russe Roman Jacobson, forcement dû à l\'opacité de la structure sémiotique, bien au contraire. Pour que le mystère ait quelque profondeur, il faut au préalable avoir épuisé le système des signes à l\'intérieur de l\'oeuvre. C\'est en comprenant ce qui existe en dehors du construit que l\'on approche du mystère, et plus précisément dans l\'oeuvre d\'Alexis, de l\'absence et du vide qui conduisent à la sensation érotique.


Alexis ne confine pas son modèle de peinture - à l\'inverse de la « peinture comme modèle » - à des stratégies précognitives, et ne s\'engage pas non plus de manière construite dans le discours sémiotique. On peut aussi ajouter que son travail ne relève pas d\'une démarche automatiste. Je dirais plutôt, dans une certaine mesure, que ses peintures sont à propos des mots l\'équivalent de ce que les mots sont à propos de la peinture. Même si le langage est intrinsèquement lié à la fabrique de l\'oeuvre, il ne suggère pas de direction préétablie. Le substrat linguistique n\'éclaire que peu le contenu de l\'oeuvre, puisque Alexis vacille entre le signe reconnaissable et le signe qui se joue à nous faire reconnaître. Ici je me réfère au critique Roger Fry du Bloomsbury group et sa différenciation entre le dessin comme calligraphie et comme forme suggestive d\'une figuration. Parce qu\'Alexis se situe entre les deux, sa manière ne peut pas vraiment s\'apparenter au Surréalisme, et ses peintures sont parfois à tort jugées « élégantes » à cause de cette lecture erronée. Il ne cherche pas non plus une sorte d\'épuration de la peinture au profit du dessin.


Les oeuvres d\'Alexis sont plus éloignées encore des stratégies d\'appropriation, mises en oeuvre par certains artistes qui travaillent en relation avec la culture populaire, là où le référent ne dépasse souvent pas l\'idéologie consumériste, qu\'elle soit présente sous forme critique ou ironique. Les signes d\'Alexis émergent de manière tout à fait différente, par une sorte de synesthésie qui passe outre la théorie critique ou la complexité du langage. Il a par ailleurs revendiqué l\'aspect synesthète de sa peinture dans un entretien de 2005.
Cela suggère que sa peinture dépend des associations involontaires qui passent par ses sens. On peut sans doute en déduire qu\'Alexis peint dans un registre de l\'absence. On peut aussi interpréter que cette démarche implique une sorte de convolution formelle ou de phénomène trans-sensoriel.


Ici on peut penser la chose suivante: l\'absence s\'insinue au travers des sens comme un moyen de conduire au désir ; du désir et de l\'absence inextricablement liés surgit la forme érotique.
Cela suggère que les associations involontaires de formes, couleurs, lignes, tracées sur les fragiles feuilles de papier de riz qui recouvrent la toile deviennent la base de son expression.
La poesie de Mallarmé a été cité en relation avec la peinture d\'Alexis, ainsi que les compositions d\'Erik Satie ou les épitres de Debussy. La littérature et la musique expérimentales qui présentent une base conceptuelle et une réduction formelle conviennent bien à son univers pictural.


Une approche de la peinture d\'Alexis devient possible si nous considérons le siècle précédent en termes d\'« histoire » qui aurait été perdue et retrouvée grâce à une appropriation - moins en termes d\'empathie que de paradoxe - où le concept du moi dépendrait en grande partie d\'un rejet préalable de l\'attrait en vogue de l\'aliénation. Bien sûr, on ne peut pas non plus négliger l\'énorme influence de Gertrude Stein sur son travail, et tout particulièrement son Birthday Book de 1924 publié à titre posthume, qui était le thème central d\'une exposition d\'Alexis en 1995, dans laquelle il faisait surgir un lien entre la prose de celle-ci et sa propre approche des mots comme objet de la peinture. En relisant un autre petit ouvrage de Stein écrit 10 ans auparavant, Tender Buttons (1914), j\'ai été frappé par la syncope de ses phrases en cadences rythmiques, comparable à la synesthésie partielle d\'Alexis, où la transcription des mots s\'inscrit instinctivement dans le dessin et la couleur. Le résultat devient une sorte de peinture en suspension, sans référence historique, sans passé, présent ou avenir, et pourtant qui existe dans le temps, ou bien à l\'intérieur du temps, comme une forme de méditation. C\'est le moment ou l\'oeil de l\'esprit tangue sur la vague. Ce sont des peintures qui cherchent un sursis dans l\'espace, une authenticité synoptique, une fusion esthétique, où l\'expérience est moins contingente du sens que de la profonde absence de sens. Ces peintures ne bougent pas. Elles sont des contractions immobiles sans pixilation. Leur stasis tient comme le moyeu de la roue taoïste, la roue sans voix du Non-Être. Cela implique un obscurcissement potentiel, un vide avant la renaissance: sunyata (sanskrit) ou la « prégnance du vide ».


Quelques remarques à propos des récentes peintures sont nécessaires à une meilleure compréhension du travail d\'Alexis. Il y a des peintures ayant pour titre Epigram dans cette exposition, un titre qui indique la forme d\'un court poème, en général de contenu métaphorique. À nouveau, le transfert du mot à la peinture est présent. Souvent, il y a une ou deux sections qui apparaissent à l\'intérieur d\'un quadrillage flou, créé par le collage des papiers de riz qui constitue la structure de base de ces peintures. Epigram 10, par exemple, est peint à l\'huile, avec par-dessus un fin medium résineux. On aperçoit pêle-mêle des suggestions de forme vaginales, en demi-lune, ou bien des contours entrelacés qui rappellent Matisse. Epigram 38 est peint sur un format carré avec huit sections de papier, les contours sont curvilignes, à la fois tracés et découpés, et suggèrent une féminité plus proche de Fragonard que de Titien. Je crois qu\'il est important de préciser qu\'Alexis est autodidacte, après des études supérieures en sciences économiques. Pendant huit ans, il a partagé son temps entre un hameau isolé de Savoie et des voyages hors d\'Europe. Je précise cela, parce que, comme Morandi, Alexis garde une certaine unité dans son approche formelle en dépit de son expérience des cultures du monde. En conséquence, on peut trouver des traces d\'idéogrammes asiatiques ou d\'alphabets proto-sinaïtiques dans son champ d\'expression. La manière dont ces éléments multi ou transculturels se déploient dans deux autres oeuvres, Leda et le signe et Subtracted Word, me fascine. Le clin d\'oeil à l\'art pariétal des contours d\'animaux dans Leda, et la justesse de la ligne et des formes dans le second sont étonnants.
Ce que je perçois de ces peintures est un sens de l\'espace où les éléments linéaires n\'imposent pas graphiquement un sens érotique au corps de la peinture, mais fonctionnent plutôt comme un sous-vêtement ; ils donnent à la surface délicatement et subtilement une tonalité érotique singulière, exacerbant le désir de la parcourir visuellement, d\'y pénétrer, de s\'y perdre.


Alors que la peinture contemporaine a largement pratiqué la distanciation - voire montré un cynique détachement (nouvelle figuration américaine) - Alexis garde sous-jacent une lisibilité de l\'émotion. C\'est son attrait. Il faut, pour appréhender l\'infrastructure linguistique de ces peintures, une aptitude du regard au va et vient entre le signe et la forme, et la volonté de pénétrer la densité cryptique de la surface.


Ces peintures ne sont pas seulement visuelles, un terme bien général, mais elles sont excessivement optiques, dans le sens ou elles ne sont pas dépourvues d\'illusion - une illusion d\'éléments instables, placés intentionnellement de manière à déjouer une composition trop prévisible.
En effet, Alexis est passé par le portail de l\'art conceptuel, qu\'il prend en compte, et s\'est retrouvé du côté de la peinture. Peut-on vraiment parler d\'abstraction ? Je ne suis pas sûr. Alexis a retrouvé la dimension obsessionnelle, l\'aura de la peinture, en explorant les racines du langage à travers un vide, une absence donnée à Éros.


Robert C. Morgan est historien d\'art américain, critique, peintre abstrait, et commissaire d\'expositions. Il est titulaire d\' un Masters of Fine Arts en sculpture et un Ph.D en Histoire de l\'Art et Esthétique. Il est correspondant de Art Press depuis 1992 et également Consulting Editor au Brooklyn Rail à New York. En 1999, il a été lauréat du Premiere Arcale Award à Salamanca pour la critique d\'art internationale, et en 2011 il a été reçu au sein de la European Academy of Science and Art à Salzbourg.




Michel Alexis
Eleanor Heartney, March 1995


On a dit d\'Erik Satie qu\'il était né trop jeune dans un monde trop vieux. La pureté abstraite et la délicatesse rêveuse de Satie habitent la peinture de Michel Alexis, un artiste qu\'on devine en exil, lui aussi, dans son siècle. Il faudrait remonter le temps, revenir au rythme moins trépidant de Paris au début du siècle, replonger dans l\'atmosphère d\'un monde aux manières élégantes, aux décors extravagants, renouer avec le cercle choisi des amis de Gertrude Stein et l\'ennui délicieusement raffiné d\'esthètes comme Satie, Ravel, Debussy, pour trouver des correspondances musicales ou littéraires avec son univers pictural.


Originaire de la région Parisienne, il a été initié tôt à la musique avant de se tourner vers la peinture, il y a une quinzaine d\'années. Alexis a élaboré un art tout de nuance et de subtile ironie. Il a choisi de limiter sa palette à des tons de vert pâle, gris, brun et bleu, qui rappellent les teintes affaiblies d\'anciennes soieries.


Parfois, un jaillissement de bleu intense perce les voiles de couleur sourde, comme l\'expérience du réel soudain déchire, de ses doigts glacés, le rideau de la mémoire. On dirait que le temps a laissé son empreinte à la surface épaisse de la peinture, sous forme de traces de spatule et d\'incisions éparses, qui semblent le fruit du hasard. L\'impression de distance et de mystère est renforcée par la superposition des images, et le jeu entre les formes et le texte, peints en valeurs presque identiques, de sorte qu\'on ne peut pratiquement pas les distinguer en lumière naturelle.


Le thème est généralement empreint de nostalgie. Dans la plupart des tableaux, des arabesques flottent à l\'intérieur de formes rectangulaires, ou bien déploient leurs arrondis sur des plages de texte à peine déchiffrable. Ces motifs ont pris naissance, explique Alexis, dans la contemplation des frises et des moulures, au plafond des maisons de son enfance. L\'arabesque évoque à la fois pour lui l\'énergie pétrifiée, et le cours monotone et fastidieux de la vie bourgeoise. Dans une de ses peintures sont placées côte à côte deux chaises « Régence » dont les dossiers en torsades et volutes suggèrent l\'agonie d\'un monde que n\'en finit pas de s\'éteindre.


D\'autres peintures, rehaussées de cupidons en plâtre ou fragments de moulures ornementales, suscitent pareilles associations. Dans un tableau intitulé « Cherubini », un rectangle bleu ciel vient se poser sur une surface de brun terni, fissurée et craquelée comme un mur de plâtre dégradé par le temps ; sous le mot « Cherubini » tracé en lettres blanches au stencil, un fragment de moulure, de forme ronde?


Le tableau sollicite ainsi notre mémoire inconsciente de la peinture de la Renaissance - bleu céleste, choeur d\'angelots, architecture complexe des décors - sans pourtant contenir, en réalité, un seul de ses élements.  


Autre motif récurrent dans l\'oeuvre d\'Alexis : la silhouette ou la photographie, de taille réduite,  d\'un enfant en costume de la fin de l\'ère victorienne. Si cette image indubitablement renvoie au passé, elle n\'en constitue pas pour autant une évocation précise. La nostalgie, reconnait d\'ailleurs Alexis, ce n\'est pas revenir sur le passé mais lui trouver des substituts. Il avoue qu\'il n\'a lui-même gardé aucun souvenir de son enfance, du moins jusqu\'à l\'âge de douze ans. Les thèmes associés, dans son oeuvre, à l\'innocence et à la pureté enfantine relèvent donc plus de l\'archétype que de la subjectivité, et procèdent davantage d\'un effort d\'invention que de simple remémoration.


Plus récemment Alexis a entamé un travail en relation avec le théâtre et la poésie de Gertrude Stein. A l\'aide de stencils, il a reproduit sur ses toiles des extraits de l\'oeuvre de Stein, qu\'on ne peut lire qu\'avec grande difficulté à travers plusieurs couches de peinture. Il donne ainsi une forme visuelle au désir de Stein de créer un langage cubiste en fragmentant l\'anglais, et en l\'installant dans une sorte de « présent continu ». L\'une des caractèristiques de Stein, fait-il remarquer, c\'est l\'utilisation systématique de la répétition qui vide les mots ou phrases de leur contenu habituel .


Alexis en use de la même façon avec les textes, dans sa peinture. Une série de tableaux se présente comme une simple déclinaison des jours du mois, empruntée au « Birthday Book » de Stein. Les dates, écrites en toutes lettres, se déroulent sur la toile, tels les motifs d\'une coupe de tissu, pour suggérer l\'uniformité des jours succédant aux jours. Dans d\'autres tableaux, le texte se cache sous un foisonnement d\'arabesques pour devenir à peine plus qu\'un ensemble de signes vides, comme ces traces de calligraphie qu\'Alexis incise parfois dans la matière épaisse de la couleur.


Dans une de ses toiles, la formule de politesse tirée des écrits de Stein, «  je suis vraiment désolée de n\'avoir pu vous revoir », vide le sens d\'une autre façon. Cette phrase conventionnelle est l\'ornement d\'une conversation aimable, de même que l\'arabesque est l\'ornement d\'un salon ou d\'un vestibule. Dans le tableau , elle n\'intervient ni comme lègende ni comme explication - rôles généralement dévolus au texte dans une peinture - mais comme un élément décoratif parmi d\'autres.


Prise dans son ensemble, la peinture d\'Alexis explore les territoires de l\'elliptique et de l\'ésotérique. Les gestes picturaux eux-mêmes semblent suspendus dans l\'espace et le temps. Comme dans les compositions de Satie et Debussy - deux musiciens auxquels le peintre se sent uni par des affinités électives - le « sturm and drang » romantique a été délaissé au profit de l\'extrême raffinement de la sensibilité.


Pour bien comprendre la démarche réductionniste d\'Alexis, encore faut-il exactement le situer dans son espace et son temps. Nulle trace, chez lui, des préoccupations des minimalistes américains, et de leur souci de cerner, dans ses éléments constitutifs, la matérialité de la peinture et la sculpture. A l\'opposé, dans son travail, la réduction ne vise pas à dégager l\'essence, mais à produire un sens, celui, nostalgique, de la perte et du manque.


L\'une des raisons de sa fascination pour Gertrude Stein est, l\'on s\'en doute, leur sort commun d\'expatriés. Européen d\'origine, Alexis voyage à présent entre la France et New York.  De ce fait, il ressent avec une intensité particulière la force irrésistible du mouvement de l\'histoire, et le poids du passé et de ses grandeurs . Mots et images se balancent au bord du vide, couverts par des murmures dont la signification se perd au fin fond de la mémoire. Alexis nous entretient d\'un lieu vacant, mais dont le vide est peuplé de fantômes.

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