Nuit-Indigo
La formule du peintre William Blake, selon laquelle « La nature n’a pas de contour mais l’imagination en a », équivaut à dire que la vision doit s’articuler plus clairement et plus précisément que le réel, dont les frontières sont floues et vaporeuses. Il y aurait une vérité quasi mystique des choses à trouver dans leur image mentale davantage que dans leur observation directe et rigoureuse. Pour Audrey Matt-Aubert, l’image peinte est une image qui hante le regard avant et après sa fixation sur la toile : elle ne s’appréhende que dans le flux et le reflux du travail de la rétine selon des principes d’évocation et de révélation qui sont symptomatiques du rêve. André Breton propose justement de juger une œuvre à partir de ce qu’il appelle « l’épreuve du réveil », c’est-à-dire en fonction de l’émotion qu’elle procure au dormeur au moment du réveil. Ce qui revient à faire de l’état psychique crépusculaire ou hypnotique l’état le plus susceptible de voir le pouvoir de séduction des images erratiques. Les thématiques récurrentes des ensembles de toiles de l’exposition Nuit-Indigo prennent dès lors une autre dimension, dans le sens où elles font inévitablement écho à ce fonctionnement en allers-retours de l’image lancinante. On erre dans le désert comme on erre dans la nuit. Il s’agit donc moins ici d’une nuit grêlée d’étoiles ou d’une terre aride en particulier que de l’idée générique et sensible de la nuit ou du désert qui servent de toiles de fond à la déambulation du regard. Extraits de tout contexte géographique ou temporel, ils forment des « arrières-pays », formule que Yves Bonnefoy prête à un paysage intérieur et sensible, à une croisée des chemins face à laquelle le voyageur hésite. La quiétude et l’immensité de ces décors engageant à la vacation de l’âme sont ainsi des espaces d’herméneutique, laissant libre l’interprétation de l’association des objets assemblés.
Chez Audrey Matt-Aubert, la réduction du nombre d’éléments peints, la pratique des lignes essentielles et géométriques, l’équilibre de la composition centrée sur la toile, participent d’une idéalisation des formes. En peignant les choses en portrait, l’artiste les investit d’une fonction narrative, elle en fait des personnages de théâtre. Leur statut d’objet et leur position hiératique ne mettent donc pas à l’index leur efficacité diégétique. Sphères, spirales, ressorts, billes, tubes acquièrent dans ces paysages nuiteux un rôle de conduits : ils constituent les rouages de la machine du tableau dont les forces et les mouvements passent par leurs courbes et leurs formes circulaires. Se retrouve le leitmotiv du peintre-alchimiste : les rainures d’un socle en bois, les mouchetures d’une pastèque ou la touffe en éventail d’un oiseau du paradis ont en commun de présenter des caractéristiques picturales intrinsèques. Ces motifs sont donc choisis pour leur étrangeté mais ils le sont aussi en tant que symboles de l’idée de peinture, c’est-à-dire de la peinture telle qu’on la verrait en rêve. L’image est peinture et la peinture est image. Aussi, les dénominations de couleurs, combinant le pigment et la chose, rappellent le lien inconscient du rêve au réel, de l’imagination à la matière : Nuit-Indigo ; Jaune-Sahara ; Peinture-Peinture.
Elora Weill-Engerer