Première exposition personnelle en France de Leslie Smith III, Strangers réunit un ensemble inédit de shaped canvas (tableaux découpés) explorant la gamme des émotions qu'une première rencontre provoque en chaque individu.


Au mur se découpent des silhouettes abstraites, assemblées en compositions mouvantes et colorées. De vibrants pans de bleu se frôlent et se rapprochent. Ailleurs, un large coup de brosse dénature avec violence un aplat de vert sombre. Non loin de là, c'est un empilement charbonneux qui semble flotter à la surface d'une nappe écrue. Au gré des combinaisons, les formes s'attirent, s'unissent, se touchent du bout de leurs crêtes, renversées ou en équilibre, retenues ensemble malgré leurs différences, leur altérité.

Bien sûr, la référence aux pionniers de la peinture minimaliste s'impose, parmi ceux ayant expérimenté dès les années 1960 le recours aux shaped canvas (tableaux découpés) : Franck Stella et ses assemblages géométriques, Charles Hinman et ses tableaux en trois dimensions, Robert Mangold, Ellsworth Kelly ou bien encore Kenneth Noland et leurs propositions épurées à l'extrême. Pourtant, Leslie Smith III s'en écarte fondamentalement : au slogan minimaliste, qui postule le rejet de toute illusion et de toute allusion, l'artiste oppose un régime plus sentimental.

Sa peinture s'affranchit en effet de toute rigueur protocolaire, comme de cette orthogonalité si chère aux tenants du minimalisme. Les lignes ici se relâchent, la structure s'amollissant avec tendresse pour laisser s'arrondir les angles. Au reste, l'artiste substitue aux aplats de couleur pure des fonds plus chatoyants, aux motifs et aux textures plus riches et plus variés.

L'illusion - car illusion il y a bien - se joue quant à elle sur le terrain d'une perception retardée. Il y a d?abord ces formes que dessine seule la couleur dans l'espace et qui se donnent à voir de loin. Des figures fantomatiques et des lignes interrompues qui, se superposant aux contours des châssis assemblés, viennent dans un second temps en contrarier et en repousser les limites physiques. Le trouble en est jeté jusqu'au fond des yeux, tentés de déjouer les contradictions que chaque tableau renferme.

Contournant l'injonction d'une ferme objectivité, les titres dénotent enfin une dimension narrative bien éloignée du traditionnel « Untitled ». Il y est question de bonheur, de dévotion, d'épanouissement et de servitude. Autant d'allusions à ce qui nous unit ou nous contraint, à tout ce qu'implique une première rencontre et fonde l'identité de chaque individu dans son rapport à autrui.

Leslie Smith III détourne ainsi le vocabulaire formel de l'abstraction pour initier de nouvelles formes de cohabitations et signaler en creux les mécanismes qui nous définissent en tant que sujets interagissant. Chaque oeuvre s'impose à la fois comme objet pur et comme fragment de pensée, témoin des tentatives de l'artiste de résoudre la complexité de nos identités multiples. Il en résulte une peinture cosmopolite, faite de confrontations et de conciliations ; une peinture qui nous mobilise également en ce qu'elle nécessite que nous la dévisagions longtemps afin de mieux la comprendre et la reconnaître.

Thibault Bissirier, janvier 2020

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