« Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L?air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. » (Arthur Rimbaud)

On commence sans savoir, c?est de se retourner sur le trajet accompli, d?observer les feuilles au sol ou l?accumulation des dessins sur le mur qui permet de réaliser ce qui sinuait confusément ou commençait de se déterminer. Parce qu?un jour on a pris un carnet à esquisses, de l?encre, un crayon noir ensuite, et qu?on a comme ça monté un visage dans ses nuances de gris, trouvé une courbure ou un galbe, esquissé des fragments d?architecture d?après des vues de chantiers ou d?archives. Il m?arrivait parfois de croquer un visage, une posture d?après un tableau de Velasquez ou de Titien. Les feuilles trainaient dans les palettes et les pinceaux, les tubes qui jonchent le sol au pied du mur. Je marchais dessus. J?avais une fois essuyé un pinceau sur une de ces études. Il y a dix ans je rehaussais parfois un dessin au brou de noix ou à l?ocre. Le premier dessin que j?ai abouti dans cette nouvelle façon avec un vert kaki c?était sans doute ce fragment de parc avec un toboggan en béton en forme d?éléphant que j?avais trouvé dans des images d?archives. Ensuite il y a eu ces cabanes sur pilotis en bord de forêt dues à une communauté beatnik. Tout cela hanté par l?idée d?une mélancolie des utopies modernes. Puis une plante, gros plan. Puis une vue claire du toit-terrasse de la Citée Radieuse à Marseille. J?ai fait quelques autres dessins d?architecture, puis plusieurs tentatives à partir d?une sculpture qui ressemble à un Maillol vue sur les plages du Prado, une allégorie de la méditerranée. Une autre sculpture, un entre-jambes masculin, vue dans le parc de la Tête d?or, à Lyon. Après j?ai commencé à utiliser le crayon à la place de l?encre. Je venais d?écrire mon texte sur le visage, j?accumulais toute une documentation sur le visage et la mort et les premiers dessins que j?accumulerais en août seront d?après des masques mortuaires. Dans mon travail de peinture je poursuivais l?intérêt récent que j?avais trouvé aux sculptures constructivistes ou brutalistes aujourd?hui délaissées que l?on trouve dans les parcs, puis à un corpus plus large incluant néoclassicisme, abstraits et divers un pourcent. La question du mauvais goût, de la marge, du vieilli. Il fallait que tout cela se mêle. Regarder ce qui ne l?était plus. Inviter à le considérer à nouveau.

Ce sont les secousses tragiques des attentats de janvier, des exactions de Boko Haram en Centrafrique, la destruction de la cité de Palmyre, celle des bouddhas de Bâmiyân, l?attentat du musée du Bardo à Tunis qui déclenchèrent en mars / avril dernier un besoin de sonder les traces, les archives, les ruines qui constituent l?os de l?histoire. Comment en est-on arrivés là ? Quelle conjonction, quelle suite d?évènements ? On avait pris ça de plein fouet, sans s?y attendre malgré ce qui traversait toute la société de tendu et que l?on sentait confusément. On lisait les réactions, les commentaires, les analyses. Mais après janvier il a bien fallu trois mois pour réussir à réécrire une ligne, reprendre le pinceau. L?instant ahurissait la pensée, il me fallait m?en extirper. Sortir de cette confusion de ces bavardages qui occupaient tout l?espace médiatique.

Bustes et masques mortuaires, antique Laocoon, Vénus démembrées, temples, satyres, batailles, monuments, bas-reliefs du palais des colonies, athlètes staliniens ou aryens, figures de pierre ou de bronze, tout ce par quoi l?humanité se donnait à lire sa propre histoire, était comme aborder le présent par le redéploiement de la grande temporalité. Réaliser quelque chose comme une psychanalyse de l?histoire humaine ou déployer dans son étendue insondable le masque mortuaire d?une civilisation.

Il me fallait dessiner, comme pour manger l?image, la passer en moi. Voir, je ne sais pas. C?est plus physique que ça. Entrer dans cette résonance sourde qui émanait des archives, caresser le bruissement ou cette tension qui nous traverse depuis loin. Je ne sais plus qui écrit qu?il n?a pas vu ce qu?il n?a pas dessiné. Le dessin s?apparente à un mouvement de conscience. Sous la main l?image fait retour, son regard se décille.

Le vert est venu par-dessus, comme s?appuyer les doigts sur les paupières, restituer cette suspension opaque, cette note tenue qui mange la tête. Non plus ce vert sale du début hérité du fond de palette, un vert plus cru, plus lumineux et plus sourd. Vert de vessie, naturellement peu couvrant.
Des fragments, pris dans une lumière de crépuscule, comme infiniment distants, présentés comme des documents, des pages constituant un atlas mnémosyne, pour reprendre la terminologie d?Aby Warburg, une archive du désastre.

Jérémy LIRON, février 2016


 

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