Lenny Rébéré
Vertigo
Prolongation jusqu'au 6 juin 2021
Une plage par un temps gris, balayée par l’objectif d’une caméra de surveillance. Quelques badauds tels des figures à la dérive s’y promènent. Observés de loin, ces passants deviennent de maigres silhouettes brouillées par le grain pixellisé de l’enregistrement vidéo. Seuls, ils traversent un paysage balnéaire désert, dont l’activité s’est brutalement interrompue à la suite d’une crise dont nous n’imaginions pas l’ampleur. Cette scène n’a rien d’extraordinaire, mais, transférée par Lenny Rébéré sur un panneau LED à la lumière tapageuse, elle accroche le regard et met en spectacle le quotidien. La nature de ce document, récupéré sur une plateforme Internet permettant à n’importe qui de prendre une illusoire bouffée d’air, et son déplacement sur un support d’origine publicitaire confirment que « tout ce qui était réellement vécu s’est éloigné dans une représentation »(1). Guy Debord y voit, dès la fin des années 1960, un basculement de la société vers un régime d’expérience où il ne s’agit plus d’appréhender le réel de façon tangible, mais plutôt de le consommer par le biais de flux médiatiques qui le reformulent sans cesse.
Ces derniers tissent un maillage dense et complexe d’images et de relations virtuelles, par lequel chacun.e devient touriste de réalités (2) éphémères et interchangeables. L’écran lumineux, introduisant l’exposition, nous renvoie ainsi au « voyeurisme chronique » (3) de notre société sous l’emprise du règne vertigineux des images. Son rayonnement fascine tout autant qu’il suscite un inconfort, captant notre attention tout en nous piégeant dans un cycle qui tourne en rond.
« Vertigo » instille au cœur des œuvres ou entre elles ce trouble séducteur. Évitant toute narration imposée, le parcours se déploie de manière fragmentaire et non linéaire dans les deux espaces de la galerie Isabelle Gounod. Chaque image devient un reliquat d’une trame générale morcelée et silencieuse. Depuis plusieurs années, Lenny Rébéré s’est constitué un vaste atlas sous la forme d’une base de données numérique sur laquelle sont répertoriées des milliers d’images prélevées quotidiennement sur Internet. S’il y puise une partie de ses sujets, il complète ici sa sélection de photographies personnelles réalisées au cours de ses vacances. Ce mélange souligne la porosité entre micro-récits et mémoire collective dans l’écriture visuelle de l’Histoire. Paysages, corps lascifs, visages en gros plan ou plongeurs apparaissent alors telles des figures rémanentes, recelant une étrange familiarité. Indices instables du « nuage informationnel » (4) engendré par la globalisation, où tout est prétexte à être traité puis archivé, l’artiste conduit chacune de ses images au seuil de leur cristallisation.
Grattant les ciels sur des négatifs de photographies anonymes prises lors des premiers congés payés de 1936, il subvertit la temporalité et fait basculer les scènes diurnes vers le nocturne. Les filtres colorés qui recouvrent les plaques de verre donnent également le ton. Ils confèrent un aspect artificiel aux représentations tout en accentuant leur effet de séduction. Ces dégradés de couleurs, comme un caprice, pervertissent les images, les voilant d’une ambiance crépusculaire, entre rêverie et mélancolie érotique.
La discontinuité des séquences exposées dans « Vertigo » inspire elle aussi une forme de mélancolie. Juxtaposant gros plans et plans larges, corps et paysages, images fixes et animées, Lenny Rébéré produit des collusions inattendues entre des scènes dévoilées de manière elliptique. Quelque chose échappe, comme si ce que nous observions était sur le point de s’effondrer. Les écrans LED qui ponctuent le parcours confirment cette sensation, puisqu’en fonction de notre position, proche ou éloignée d’eux, l’image se compose ou se délite en une texture brouillée. Les images sont poussées dans leurs retranchements. Si l’illusionnisme de la facture picturale invite à une plongée, la surface miroitante du subjectile renvoie, au contraire, à un effet de surface.
Les figures révélées à fleur de verre se jouent ainsi de la « transparence ombreuse » définie par Michel Guérin.(5) Les œuvres délimitent par là un espace dialogique ouvert à l’investissement de notre corps comme de notre regard.L’aspect translucide des matériaux conjugué à la fragmentation des images dans l’espace appelle donc à mettre en mouvement l’exposition. C’est ainsi au spectateur.trice.s d’activer le montage des différents plans au sein d’un parcours résolument « para-cinématographique » (6). C’est à elleux d’investir les intervalles qui séparent les œuvres ou les ellipses qu’elles contiennent, et de s’y enivrer jusqu’au vertige. Cet étourdissement symbolique, loin de n’être qu’un leurre, demeure un moyen poétique d’engager une réflexion critique sur notre rapport aux images du monde.
Thomas FORT, critique et commissaire d’exposition indépendant
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1- Guy Debord, La Société du Spectacle [1967], Paris, Gallimard, p. 15.
2- Susan Sontag, analysant la démocratisation des usages de la photographie facilitée par la commercialisation populaire des appareils bon marché, indique que chacun est devenu « un touriste du réel d’autrui et finalement du sien ». On ne peut que constater que les smartphones n’ont fait qu’accroître ce statut de « touristes des réalités ». Susan Sontag, Sur la photographie : œuvres complètes I [1977], Paris, Christian Bourgois, 2008, pp. 87 et 156.
3- Ibid, p. 26.
4- Voir Edgar Morin, Pour sortir du XXème siècle, Paris, Nathan, 1981.
5- L’auteur indique que la « transparence [ombreuse] ne tient ni à l’objet ni au sujet, mais au milieu qui les relie ». Michel Guérin, « La transparence ombreuse (la figure sans représentation) », in Figures de l’art n°5 (L’art des figures), Pau, PUP, 2000, p. 122.
6- Terme repris à Hollis Frampton, in Bruce Jenkins (dir.), On the Camera Arts and Consecutive Matters: The Writings of Hollis Frampton, Cambridge, Mass, MIT Press, 2009, p.199.
Dimanche 13 septembre 2020
Visites de l’exposition avec l’artiste
à 15h et à 17h
Un dimanche à la galerie #6