La série de photographies d?Éric Rondepierre nommée DSL (1) nous offre des images dont le processus n?est pas sans rappeler certaines séries précédentes de l?artiste. A ceci près que « les déformations de DSL, nous dit Etienne Hatt (2), ne sont plus des altérations de la matière filmique comme dans Précis de décomposition (1993-95) ou Moires (1996-98), mais des glitches, brèves perturbations du flux numérique. Les images se figent ou se télescopent, les formes se distendent ou se brouillent. Dans DSL 13, un paysage prend la silhouette d?une automobile, dans DSL 17, Audrey Hepburn se heurte à son double transparent. L?ensemble de la série a un caractère pictural. Les traînées de pixels semblent des touches de peinture. Rondepierre, qui a été peintre avant d?être photographe, le revendique. Il dit faire des peintures mais en se contentant d?attendre le bon moment ».
Le rapprochement avec la peinture est également noté par Catherine Millet : « Cet ensemble intitulé DSL est le plus «pictural» de toute l?oeuvre? Mouchetage de la couleur, fractionnement «cézannien» des pixels, décomposition «futuriste» des mouvements, visages en guimauve qui s?étirent et se distordent autant que sous le pinceau indolent de Glenn Brown »(3) .
On peut également rapprocher ces images de mediums plus archaïques, comme le fait Dominique Païni : « Cette rencontre fusionnelle que certains pourraient considérer contre nature, entre cinéma, télévision et informatique, offre en ces temps de virtualisation généralisée des images fixes et mobiles une survivance inattendue de l?art du vitrail, ou mieux encore de la mosaïque »(4).
Néanmoins ? et c?est un des nombreux paradoxes du travail d?Eric Rondepierre ?, ces « frissons vitrifiés » (5) qui semblent nous renvoyer à des techniques manuelles anciennes sont obtenus par un appareillage de techniques contemporaines, et la procédure de prélèvement direct qu?il a faite sienne depuis ses débuts s?exerce aux dépens d?une image virtuelle - par une prise d?écran (et non par une prise de vue). Celle-ci, d?origine cinématographique, arrive sur tous les ordinateurs via la télévision par internet. Fidèle à l?état d?esprit qui préside à ses premiers détournements DSL relève de ce que l?artiste a évoqué en 2003 : La Revanche du spectateur (6).
Dans un entretien avec Julien Milly, il précise : « c?est assez proche de ce qu?on pourrait appeler, avec Michel de Certeau, la production des consommateurs, le fond nocturne de l?activité sociale. Je suis un «usager» de la DSL, c?est-à-dire «dominé» par l?expansion totalitaire de l?iconosphère. Mais, actif et indiscipliné, j?ai trouvé ma revanche dans une faille minuscule, où je peux «bricoler», saboter, me réapproprier quelque chose. (?) je sais que ma vie est contrôlée jusque dans les détails les plus intimes, mais je sais aussi qu?il me reste cette illusion, cette petite parcelle, cette petite miette de temps que je me réapproprie sans risque, puisque je la projette dans le champ de l?art, lui même dépendant de ces dispositifs. (?) Mais, comme le dit Agamben, que vous citiez tout à l?heure : plus les dispositifs se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque secteur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un élément insaisissable qui semble d?autant plus se soustraire à sa prise qu?il s?y soumet avec docilité » (7).
(1) DSL = Digital Suscriber Line. Série commencée en 2010, dont une partie a été exposée dans la rétrospective que lui a consacré la Maison Européenne de la Photographie en février 2015.
(2) « Eric Rondepierre, au film de la vie », in Artpress, n°418 (janvier 2015), pp. 48-52
(3) Catherine Millet, « La Nuit du chasseur d?images », in Images secondes, Editions Loco, 2015
(4) Dominique Païni, « Digitale mosaïque » in Désolé de saboter vos lignes (catalogue de l?exposition de l?Arsenal de Metz), Editions Filigranes, 2012
(5) Dominique Païni, Id.
(6) « La revanche du spectateur » in Eric Rondepierre, Editions Leo Scheer, Paris, 2003., p.175
(7) Le Voyeur, entretien avec Julien Milly, Editions de l?incidence, 2015, p.122